Soixante ans et huit mois ! Je me revois, adolescente, heureuse d’aller à l’Olympia entendre chanter mon « idole ! » Non, je ne déchirais pas ma robe devant les Beatles ou les Rolling Stone, je ne me pâmais pas devant un de ces freluquets à la mode, mais mon cœur battait pour Mouloudji. Emerveillée de le voir sur scène, je me laissais aller à chantonner en même temps que lui au point que des spectateurs me demandèrent de cesser, je fus vexée comme seule peut l’être une jeune fille enthousiaste. Pourquoi est-ce que je me souviens ? Peut-être un air fredonné, une photo vieillie, une nostalgie venue du fond de ma mémoire, que sais-je ? En cherchant bien je me souviens que mon cœur s’est serré, lorsque chantant des chansons enfantines à ma petite-fille, je me suis rendue compte que mes versions étaient différentes de celles que l’on peut entendre aujourd’hui. Elles sont simplifiées !

Cher Flaubert, il avait tout compris, c’est d’ailleurs la bêtise du monde qui a fini par le tuer. Ses nerfs si malades n’ont pu résister au monde dans lequel il vivait. Huit ans avant sa mort, en 1872, il écrivait à son ami Tourgueniev, à propos de l’écriture de Bouvard et Pécuchet :
« La bêtise publique me submerge… je sens monter du sol une irrémédiable barbarie. J’espère être crevé avant qu’elle n’aie tout emporté. Mais en attendant ce n’est pas drôle. Jamais les intérêts de l’esprit n’ont moins compté. Jamais la haine de toute grandeur, le dédain du Beau, l’exécration de la littérature enfin n’a été si manifeste. J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire. Mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler. Il ne s’agit pas de la politique mais de l’état mental de la France…
Tout ce que je lis de mes contemporains me fait bondir. Joli état ! Ce qui n’empêche pas de préparer un bouquin où je tâcherai de cracher ma bile… Je ne me laisse donc pas abattre… Si je ne travaillais pas, je n’aurais plus qu’à piquer une tête dans la rivière avec une pierre au cou ; 1870 a rendu beaucoup de gens fous ou imbéciles, ou enragés. Je suis dans la dernière catégorie. »

Il me semble que ma vie, aujourd’hui, se réduit à ce cercle d’amis morts depuis plus de 100 ans. Amis tellement plus proches de moi que tous ces gens qui ont traversé ma vie en me jurant amitié et sincérité et dont il ne me reste qu’un vague souvenir. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été heureuse de m’ouvrir aux autres, je les ai toujours écoutés, consolés, aidés … je les aimais les autres. Maman avait toujours peur de mes déceptions qui ne manquaient jamais, mais j’avais alors ses bras pour me réfugier et me consoler. Et alors nous finissions toujours par rire de ces broutilles, elle fut ma seule et unique amie. C’est avec elle que j’allais au restaurant, dans les salons de thé, faire les bouquinistes, faire du shopping, c’est avec elle que j’aimais passer de longues après-midis à discuter. Elle aurait 80 ans aujourd’hui et nous continuerions à parler si la vie n’en avait décidé autrement.

A suivre …

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

Une réflexion sur “Journal d’une carte vermeil (10)

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