J’ai soixante ans et voilà 41 ans que j’ai obtenu mon permis de conduire. Je me souviens de ma première leçon ! 18h en hiver, à Paris. Mon moniteur, un ancien coureur de rallye, sans aucune pitié pour mon appréhension, m’indique le chemin ! L’horreur ! La place du 11 Novembre devant la gare de l’Est ! Pour l’atteindre, il faut traverser l’immense carrefour du Boulevard Magenta ! Je pense m’évanouir, mais je réussis l’exploit. Seulement l’horreur ne s’arrête pas là, il m’oblige ensuite à conduire jusqu’à Stalingrad : là mon souvenir se perd dans un flot de voitures, de piétons, de bus, de camions et d’éblouissements de phares. Après ce périple, digne de l’Odyssée, je me retrouve chez moi, malade. Blanche et nauséeuse, je ne veux plus entendre parler du permis de conduire ! Mes parents rient et m’obligent à y retourner ! Le lendemain, je découvris le bonheur de conduire ! Que s’était-il passé ? Je ne sais pas ! J’avais, dans la nuit, évacué ma peur stupide, en vomissant et en pleurant. Et voilà 41 ans que je conduis toujours avec le même plaisir ! Oh ! je me fous de la voiture, mon plaisir réside dans la conduite, la fenêtre ouverte et le vent dans les cheveux ! Pour moi depuis 41 ans, cela représente ma liberté ! La même liberté que j’éprouvais enfant assise derrière mon père, sur son tri Peugeot. Le jour de ma réussite au permis, très fièrement, je pris la voiture de Papa : une Peugeot 205 break, dont la boite de vitesse se trouvait sur le volant ! Cette voiture toujours salie par du plâtre, de la peinture, dont le sol était jonché de morceaux de bois, d’outils, de sangles, de divers bidons, sentant le white spirit, fut celle que, pendant plusieurs années, je partageais avec Papa. Maman toujours très élégante et habillée en noir, réussissait l’exploit de ne jamais se tâcher. Que de promenades nous avons faites toutes les deux ! Maman était heureuse, elle n’avait jamais voulu apprendre à conduire de peur de lâcher le volant en cas de danger et sa fille maintenant l’emmenait partout et nous parcourions Paris toujours à la recherche du bouquiniste exceptionnel, de la mercerie unique, de la passementerie originale, de la boutique originale, bref de tout ce qu’une Parisienne se devait de connaître encore dans ces années-là ! Nous nous installions à la terrasse d’un café, d’un salon de thé ou d’un restaurant asiatique pour nous reposer et bavarder comme les meilleures amies du monde, ce que nous étions. Ces journées féeriques me manqueront jusqu’à ma mort.
Papa n’avait pas la même conception de la conduite ! Il avait pensé à passer son permis après la naissance de mon plus jeune frère en 1967 : il avait alors 42 ans. Pendant toutes ces années, il n’avait conduit que son tri qu’il faisait passer dans toutes les rues parisiennes, il aimait le vrombissement de sa machine et pour mieux prendre ses virages, il se penchait dangereusement sur le côté : il avait fait de son tri, une véritable moto ! C’était ce bon vieux tri qui l’avait sauvé lors de la manifestation pacifique des Algériens, le 17 octobre 1961. En effet alors qu’il allait être assassiné par un jeune policier tout excité à l’idée de tuer du bougnoul, un officier fit le rapprochement entre le tri rempli de pots de peinture, de pinceaux et auquel était attachée une échelle, et mon père, son passe-montagne sur la tête et ses gros gants en cuir aux mains, tout couvert de poussière et de peinture qui regardait le jeune policier, de son beau regard noir quelque peu méprisant en une telle circonstance. Cet officier, bon bougre, s’approcha, posa quelques questions puis ordonna au sous-fifre de laisser partir mon père.
Mais ses trois enfants âgés de 7 ans à 1 an, les vacances familiales sans penser aux horaires de train, les sorties en famille, loin de Paris, le dimanche, le poussèrent à vendre, la mort dans l’âme, son tri pour le remplacer par une automobile. Mais il fallait passer le permis ! Ah ! le permis, il allait le passer trois fois avant de l’obtenir ! Je me souviens de la fois où il avait été refusé pour être monté et avoir roulé sur un trottoir, semant la panique dans une rue de Belleville. L’inspecteur était sorti du véhicule, blanc de peur, jurant ses grands dieux que jamais mon père n’obtiendrait son permis. Pourtant Papa lui avait expliqué calmement que le camion qui descendait vers lui, sur cette chaussée étroite, l’avait effrayé et qu’il était monté sur le trottoir pour éviter l’accident : il fallait comprendre. Je pense que ce malheureux inspecteur n’a jamais dû s’en remettre ! Enfin un jour, le permis en poche, mon père alla acheter sa première voiture ! C’était une Simca 1100 verte ! Ce fut pour nous, les enfants, une grande joie mais moi, qui avais bien connu le tri, je versais une petite larme à l’idée que plus jamais Papa ne m’emmènerait à l’école sur son tri.
Papa mis des années à synchroniser son pied avec le débrayage, et cela donna lieu à des scènes épiques. Je me souviens d’une après-midi aux Etangs de Ville d’Avray. Nous allions retrouver ma tante maternelle, Robert, son mari et leurs enfants au nombre de 4. Papa conduisait avec beaucoup de prudence dès qu’il sortait de Paris, aussi étions nous arrivés en retard, mais Robert nous attendait devant une place qu’il avait, par mansuétude sans doute, gardée pour mon père ! Il fallait faire un créneau en pente ! Tous les Etangs furent enfumés par les efforts que faisait Papa pour débrayer, embrayer, rembrayer et synchroniser toutes ces manœuvres ! Maman ne comprenait pas que Papa ne comprenne pas ! Elle s’agaçait toujours et finissait toujours par rire aux éclats. Mais ce souvenir s’estompe devant le souvenir de la rue de Passy à Paris, un samedi après-midi, à l’heure où cette rue, à l’époque, était noire de monde. Papa avait trouvé une place devant chez Inno, le magasin chic pour faire ses courses. Maman trouvait la place fort petite pour notre voiture, mais Papa, sûr de lui, lui répondit qu’elle n’avait pas l’œil, nous nous tenions sagement derrière, nous demandant qui aurait raison. Evidemment Maman avait vu juste mais Papa avait décidé de faire rentrer la voiture malgré tout ce que l’on pouvait lui dire. Nous devînmes l’attraction des passants. De braves âmes tentaient d’aider mon père en brassant leurs bras dans tous les sens pour désigner le bon braquage à faire, d’autres regardaient en hochant la tête, persuadés qu’aucun miracle ne pourrait faire entrer la voiture dans cette place. Nous étions, tous les trois, aplatis sur notre banquette arrière, la honte aux joues. Maman, très digne, répétait inlassablement à mon père qu’il était ridicule. Papa répondait qu’il y arriverait, qu’il suffisait de quelques manœuvres. Il faisait chaud, c’était une belle journée de juin, Papa transpirait à grosses gouttes, c’était la première fois que je voyais mon père transpirer ! Il tournait et retournait le volant, la direction assistée n’existait pas à cette lointaine époque. Le bruit de l’embrayage résonnait dans la rue, les badauds étaient toujours là et les passants passaient en nous regardant. La honte finit par faire place aux sourires et nous avons fini par pleurer de rire en voyant les efforts de notre père, enfants ingrats ! Et contre toute attente après plus de 10 mn de manœuvres, la voiture était garée. Papa était assez content de lui et lorsqu’il sortit de la voiture, c’est avec un petit sourire satisfait qu’il s’adressa aux quelques badauds qui étaient restés jusqu’à la fin de l’aventure : il discutait en grand connaisseur de la conduite et surtout du stationnement : les créneaux ne lui faisaient pas peur ! Maman, le laissa pavaner quelques instants, puis appuyée sur le bras de cet époux entêté, elle lui demanda malicieusement : « Tu es content ! » Mon père se contenta de sourire.
Un des exploits de conducteur de mon père fut le jour où débouchant à grande vitesse sur la Place de la Concorde, à une heure tardive, il oublia qu’il conduisait sa voiture et son esprit imaginatif lui fit revivre ses virages fous sur son tri. Ma mère vit sur ses genoux la tête de mon père, et nous les enfants nous ne vîmes plus personne au volant ! Maman, sans s’inquiéter, rappela à Papa qu’il n’avait pas besoin de se pencher de cette manière puisqu’il n’était plus sur son tri. Papa reprit sa position et le trajet, une nouvelle fois, se finit dans les rires.
J’ai soixante ans et les rires de mes parents résonnent encore dans ma tête. Rire malicieux de ma mère, rire silencieux de mon père, vous m’avez tout donné, vous m’avez fait aimer la vie, vous m’avez donné la force de lutter, j’ai tout fait pour transmettre cet héritage à mes enfants. Lorsque nous nous retrouvons et que fusent les rires au récit des anecdotes cocasses des uns et des autres, je me dis que cet héritage est bien transmis et que ces notes joyeuses sonneront encore longtemps.
A suivre…
Tous droits réservés : Jeanne Bourcier