Le cheveu ondulé, la moustache peignée, Monsieur Vaucelle était un petit homme rondelet au sourire affable. Enveloppé dans un grand tablier blanc noué selon les règles, il maniait le hachoir, le couteau à désosser et autres outils à découper avec un art consommé. Il était, selon des avis autorisés, le plus talentueux boucher de la rue du Faubourg Saint-Denis et des environs. Au fil des années Monsieur Vaucelle était devenu une référence dans l’art de préparer une côte de bœuf ou un gigot, de présenter un rôti ou un carré d’agneau. Il aimait rappeler qu’il avait débuté commis et qu’à force de volonté il avait pu racheter le commerce de son patron. Madame Vaucelle depuis sa caisse l’écoutait avec admiration : par lui elle était devenue patronne et depuis, vissée à sa chaise, elle discutait le plus aimablement du monde avec ses clients. C’était une petite femme rousse à l’irréprochable chignon et au sourire mélancolique. Malgré ses gros pull-overs, ses pantalons en élasthanne, ses mitaines et ses sabots fourrés, Madame Vaucelle avait toujours froid et seuls les petits enfants bien élevés et rieurs, à qui elle distribuait des bonbons, la réchauffaient. Car là résidait le douloureux secret des Vaucelle : ils ne pouvaient pas avoir d’enfants.

Le temps semblait ne pas avoir d’emprise sur les Vaucelle et les clients furent surpris de les entendre parler de retraite. Monsieur Vaucelle avait envie de chasser aux côtés de son épouse : c’était l’époque de la première vague d’immigration. Les années passaient et les Vaucelle ne prenaient plus la peine d’adoucir leurs propos : ils ne supportaient plus l’invasion turque. L’outrecuidance de ces commerçants, qui s’autoproclamaient bouchers et qui vendaient de la viande que Monsieur Vaucelle n’aurait pas donné à ses chiens, les révoltait. A bout d’arguments pour sauver le Faubourg Saint-Denis, notre boucher sombra dans la dépression : la qualité de ses services s’en ressentit, son sourire affable disparut sous la crispation des mâchoires et sa femme rendait la monnaie en épanchant ses rancœurs. Les commis partirent l’un après l’autre et la boucherie fut vendue à des Turcs, dans la plus grande discrétion et sans avoir jamais retrouvée son prestige.

Comme je regrettais les deux alléchantes vitrines réfrigérées qui encadraient la marche qui menait aux billots des bouchers. Les clients laissaient dans la sciure, qui recouvrait le carrelage moucheté, la boue ou la poussière du Faubourg, pour assister, postés près du boucher de leur choix, au débitage de la viande. A la différence des autres enfants qui s’arrêtaient quotidiennement dans les boulangeries du quartier pour acheter leurs caramels gagnants, je m’arrêtais, moi, chez Monsieur Vaucelle et fascinée, je le regardais préparer le poulet, ficeler le rôti, désosser l’épaule ou dégraisser le gigot qui égayerait la table familiale. L’instant le plus palpitant restait l’ouverture de la chambre froide : que cachait cette énorme porte en bois aux impressionnantes ferrures chromées ? Les bouchers en sortaient toujours avec des morceaux de viande à l’aspect inquiétant, un jour, même, j’en vis sortir un demi veau : je compris la signification du mot boucherie.                 

Ce lieu me réservait bien des joies enfantines et le raclage du billot de bois en était une bien particulière réservée aux heures de fermetures : le bruit rythmé des racloirs, la pluie de sciure, l’odeur de la javel m’apprenaient que les gestes répétés chaque jour n’arrêtent pas le temps, et lorsque le soir j’assistais au nettoyage mon cœur se serrait de voir se finir la journée et d’arriver au moment où chacun rentrait seul chez soi.

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

2 réflexions sur “Monsieur et Madame Vaucelle

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