J’ai soixante ans en cette année 2020 et je vois le monde que j’ai connu, que j’ai aimé, le monde dans lequel j’espérais vivre, voir grandir et s’épanouir mes enfants et mes petits-enfants partir en fumée, s’effriter, se détruire pour laisser place à un monde de cauchemar malade d’argent, de pouvoir, un monde autolâtre pour lequel seule compte la superficialité. C’est le monde d’Instagram, un monde dans lequel je ne me reconnais pas !

Lorsque j’étais adolescente, Maman me disait que ma grand-mère, si elle vivait, serait scandalisée par le monde des années 80. Et moi aujourd’hui, je répète exactement la même phrase en parlant de ma mère. Amusant cet éternel recommencement ! Ce ne sont pas les mœurs qui me choquent, mais l’état de torpeur généralisé, l’indifférence, l’individualisme, la soumission, la disparition des valeurs, des priorités, la disparition de la notion de luttes de classes, la disparition des grands combats, la disparition des droits sociaux, des services publics, de l’Education Nationale, de l’Université, et de tout ce qui donnait l’impression que nous étions des êtres humains responsables de nos vies, responsables de nos désirs et de nos luttes.

Aujourd’hui ma fille et une amie se promènent dans Paris : un Paris vide, sans plus aucune vie. Et je pense à ma jeunesse, lorsque j’arpentais les rues de ma ville un 2 janvier. Certes les classes les plus riches, cantonnées surtout dans les 7e, 8e et 16e arrondissements, étaient parties mais cela ne changeait rien à notre vie de Parisiens, les classes travailleuses habitaient encore dans Paris et les commerçants n’avaient pas été remplacés par de coquettes devantures de magazines. Les magasins et les cafés étaient remplis par les travailleurs venus discuter au comptoir le temps d’un café ou d’un blanc cass’, les badauds cherchaient des anecdotes à raconter, les enfants jouaient sans crainte de déranger les adultes, les vieux se promenaient en pensant à leur jeunesse, les clochards, si l’on prenait le temps, vous racontaient leur vie, les dames et leurs chiens qui chiaient tranquillement sans que personne ne les rappelle à l’ordre, les balayeurs traînaient leurs balais en cime de bouleau avant que l’ère Giscard d’Estaing ne vienne remplacer peu à peu ces fibres végétales par des fibres plastiques et que l’ère Mitterrand supprime tout bonnement le balayage des caniveaux. J’ai assisté à l’arrivée pétaradante des motos-crottes de Chirac, qui sillonnèrent les trottoirs pendant 20 ans et qui, coûtant trop chères à la Mairie de Paris, alors sous la férule de Delanoë, furent remplacées par l’obligation de ramasser les merdes de son chien sous peine d’amende : ce fut l’époque à laquelle les politiques commencèrent à nous bassiner sur notre responsabilité de citoyens, sous entendant que jusqu’alors nous nous étions comportés comme de grands enfants !!

Et les grands enfants ont écouté ces politiciens et Paris est aujourd’hui une ville musée, dont les cris, si réputés, ont été remplacés par le vrombissement incessant des voitures. Où sont les titis qui égayaient les conversations des bistrots, les ouvriers et leur clope au bec, les artisans, les petits commerçants, les enfants et tout ce qui m’a construit, tout ce qui m’a donné l’envie de me battre coûte que coûte contre un monde envahi par un capitalisme affolé, un monde sous l’emprise galopante de l’argent. Finis la spontanéité, l’originalité, la convivialité, la solidarité, les rires et les engueulades ! Les bohèmes bourgeois conformistes ont remplacé les Parisiens ! Muets et sinistres sur leurs vélos hollandais au petit panier propret installé sur le guidon ou sur leurs trottinettes électriques dernier cri, ils appartiennent à un monde qu’ils se sont construits en se pâmant devant Amélie Poulain et son ridicule filtre jaune. Ils s’en sont même inspirés pour refaire des crèmeries, des bistrots à l’ancienne ! Paris est devenu ville morte, muette et sinistre comme ces usurpateurs qui resteront d’éternels touristes dans la ville qu’ils habitent.

A suivre …

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

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