Personne ne sait ce que c’est la mort, et si elle n’est pas le plus grand de tous les biens pour l’homme. Cependant on la craint comme si elle était le plus grand de tous les maux. (Socrate face à ses juges)

INTRODUCTION :

Louis Krémer, le 13 décembre 1914, écrit à ses amis: « Ma vie ne tient qu’à un fil et n’est qu’un perpétuel jeu de cache-cache avec la mort, un miracle indéfiniment renouvelé, heure par heure, minute par minute.1 » Tel est le quotidien du Poilu dès 1914. Comment ces hommes, tout milieu social confondu, vont-ils vivre ou plutôt survivre malgré l’omnipotence de la Mort ?

Pendant quatre ans, pour ceux du Front, les charognes, les odeurs de décomposition, les charniers, les débris humains, les carcasses d’animaux, les cadavres recouverts puis découverts par la boue, les camarades ou les adversaires tués dans un raffinement d’horreur et pour ceux de l’arrière le deuil, l’incertitude, la volonté de savoir le déroulement des derniers instants de l’être aimé. « La mort est notre destinée commune » écrivait Pythagore mais comment l’affronter lorsque l’imminence en est constamment imposée ? Il faut trouver un moyen d’exorciser cette peur. Certes l’appel à la défense de la patrie, à la revanche, à la reprise de l’Alsace et de la Lorraine, parlent à ces gens élevés par l’école de la IIIe République, et ces hommes vont partir enthousiastes ou endoctrinés, émerveillés encore par les belles images de la Révolution Française, des guerres napoléoniennes, des descriptions romantiques de belles batailles – comme celles de Stendhal, de Michelet…-, ils vont vite comprendre l’horreur de la guerre et ils vont apprendre à l’accepter mais les voies pour supporter cette situation diffèrent selon les classes sociales, politiques, culturelles ou religieuses. On ne peut négliger le rôle que tint l’école pour une majorité de la population dans l’acceptation de la guerre et du sacrifice de sa vie pour la sauvegarde de la France. Cette institution contribuait à propager jusque dans les campagnes les plus reculées la Morale sociale. Cette dernière maintenait – autant que la morale prônée par l’Eglise – le citoyen dans l’attitude obéissante que lui imposait la République. Cela aboutissait à une surveillance étroite des uns par les autres et à l’isolement de celui qui enfreignait la Loi.

  Ce carcan n’empêchait pas une morale personnelle de se construire à travers les Partis politiques, les syndicats – souvent interdits ou surveillés –  les églises – bien que séparées de l’Etat depuis 1905 –  le mouvement ouvrier, la philosophie, la presse…. C’est ainsi qu’un grand nombre de Poilus comprirent clairement cette guerre selon des enjeux politiques, économiques ou idéologiques. Cette conscience ne les a pourtant préservés ni  des mutilations, ni du sacrifice de leur vie, ni de la croix sur le ventre qui stipulait “ Mort pour la France”, mais les a soutenus dans leur face-à-face avec la mort.

Pierre Chaine2 dans les Mémoires d’un rat écrit : “ La guerre n’est pour l’historien qu’un synchronisme de mouvements et de dates; pour les chefs, elle représente un formidable labeur et pour le profane un intéressant spectacle. Mais pour le soldat qui combat dans le rang, la guerre n’est qu’un long tête-à-tête avec la mort.” Et c’est l’acceptation de ce “tête-à-tête”qui soulève bien des interrogations, de l’incompréhension ou de l’admiration.

Pierre Chaine 1882-1963 Mémoires d’un rat 1916

De nombreuses publications font ressortir l’importance des témoignages des combattants de la Grande Guerre (correspondances, carnets…), et l’étude entreprise ici est précisément celle de cette expérience intime de toute une génération, elle concerne les combattants, mais aussi l’arrière qui n’est nullement épargné par l’angoisse de la mort.

L’on peut à travers les textes, les témoignages tenter de comprendre cet amalgame de l’obéissance au carcan social et de la fidélité au choix individuel de vie, qui a permis aux Poilus de tenir dans des conditions inhumaines, mais l’on ne doit pas oublier la complexité de l’âme humaine capable de compassion pour son prochain quel qu’il soit et capable de prendre plaisir à contempler la décomposition morbide ou prendre plaisir à tuer. Jünger a décrit dans ses textes sur la Guerre cette joie primaire de tuer, “l’ivresse, la soif du sang, lorsque les tressaillantes nuées de la destruction pèsent sur les champs de la fureur”3 et d’ajouter, dans un bel élan épique : “C’est la volupté du sang, flottant au-dessus de la guerre comme la rouge voile des tempêtes au mât de la galère noire, et dont l’élan illimité n’est comparable qu’à l’amour”4, mais l’on pourrait le soupçonner de déformation littéraire et militaire. Aussi le témoignage de cet ancien combattant, loin de toute littérature, ne peut-il être taxé de partialité : “…La guerre a fait de nous, non seulement des cadavres, des impotents, des aveugles ; elle a aussi, au milieu de belles actions, de sacrifice et d’abnégation, réveillé en nous, et parfois porté au paroxysme, d’antiques instincts de cruauté et de barbarie. Il m’est arrivé – et c’est ici que se place mon aveu – à moi qui n’ai jamais appliqué un coup de poing à quiconque, à moi qui ai horreur du désordre et de la brutalité, de prendre plaisir à tuer.”5Cet aspect profondément humain du Poilu apparaît dans un très grand nombre de témoignages et ne pourra être négligé tout au long de cette étude.

Tenter de comprendre l’indicible ne peut se faire que par l’intermédiaire des nombreux et divers témoignages de ces hommes qui vivaient l’horreur au jour le jour, qui tentaient de s’en détourner par n’importe quel subterfuge comme le soldat Lemercier6dont les premières lettres expriment l’horreur: « ..; nous abordons au lieu d’horreur…Si ces notes parviennent à quelqu’un, puissent-elles faire naître dans un cœur honnête une horreur pour l’immonde forfait de ceux qui sont responsables de cette guerre. Il n’y aura jamais assez de gloire pour couvrir tout ce sang et toute cette boue. » Les semaines passant, il s’emplit de la beauté de la Nature « Jamais la majesté de la nuit ne m’apporta autant de consolation qu’en cette accumulation d’épreuves. Vénus, étincelante, m’est une amie…  » et trois semaines plus tard, le 16 novembre 1914, il insiste sur cette Nature réconfortante, alors qu’il est en poste sur les hauteurs qui dominent la plaine de la Woëvre :   » Que c’est beau ! Et quelle bénédiction de suivre, chaque heure de la journée et de la nuit, de suivre l’embrasement du feuillage, à chaque jour de l’automne ! Comme l’affreuse turbulence humaine ne parvient pas à troubler la sérénité majestueuse de la nature ! […] Ne croyez pas que je reste insensible à la navrance des spectacles dont nous sommes rassasiés : villages anéantis sur lesquels s’acharne l’artillerie […] A chaque instant on reçoit un choc en plein cœur. Mais c’est précisément pourquoi je me réfugie dans cette consolation supérieure, car, souffrant également, je ne pourrais, sans cette discipline du cœur, supporter sans désarroi notre situation. »

Eugène Emmanuel Lemercier 1886-1915

Que devient ce patriotisme ardent de tous les Français partant la fleur au fusil après quelques mois, peut-être même quelques semaines, dans ces champs de combat ? L’image d’Épinal largement répandue pour soutenir l’Arrière a fait son temps. Partir “la fleur au fusil”, enthousiaste ou endoctriné, oui mais comment rester et tenir ensuite pendant quatre ans dans un continuel face-à-face avec la mort ? Les Poilus patriotes, revanchards, les Boches barbares, assassins, les tranchées, les Alsaciennes, coiffées de leur grand nœud noir, brandissant le drapeau français, drapeau de la victoire de la Civilisation sur la Barbarie semblent aujourd’hui des raisons insuffisantes pour rendre compte d’un carnage qui dura 52 mois, pour comprendre le sacrifice de millions d’hommes. Derrière les chiffres et les images, qui étaient ces hommes dont on a peut-être oublié trop vite les angoisses, les chagrins, les peurs ?  A partir de là il est possible d’étudier, à travers les témoignages, le comportement de ces hommes face à la mort et si certains l’acceptent en clamant leur amour de la patrie, beaucoup tentent de l’apprivoiser, de la comprendre, de l’accepter et de se résigner. Résignation, acceptation sont les termes les plus souvent employés pour ce carnage, mais après quel travail intérieur ou quelle inconscience !  Nombreux sont les témoignages qui rapportent le parcours psychologique nécessaire pour survivre ou pour mourir. Cette étude reposera essentiellement sur ces témoins, écrivains, artistes, officiers, ouvriers, instituteurs…. Eux seuls, comme l’écrivait Pierre Chaine, cité plus haut, étaient en “tête-à-tête” avec l’indicible, et ce n’est qu’à travers leurs écrits que l’on doit essayer de comprendre les motivations profondes qui ont permis à ces hommes de “tenir” ainsi que leur demandait l’État-major. Ce “ tête-à-tête avec la mort” est aussi abordé différemment selon les corps d’armée, en effet un artilleur n’est pas aux prises directes avec la Mort comme l’est le fantassin en première ligne, c’est en tant qu’artilleur qu’Apollinaire peut s’exclamer : “Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit…Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore…”7, de la même manière que les journalistes, lors de la première guerre du Golfe, s’émerveillaient des “magnifiques feux d’artifices”. En revanche, les fantassins, eux, ne chantent pas la beauté de la guerre, peut-être la beauté du sacrifice pour les exaltés de la trempe de Péguy ou de Psichari, mais en général les nombreux témoignages qui nous sont parvenus expriment l’horreur des tranchées. Jünger, que l’on ne peut taxer d’antimilitarisme, n’hésite pas à écrire : “ La tranchées ..rempart et antre de ténèbres pour les cœurs qu’elle aspirait et rejetait en incessante alternance. Moloch incandescent qui lentement réduit en scories la jeunesse des peuples, réseau de veines recouvrant de ses entrelacs ruines et champs avilis, d’où le sang des hommes a coulé dans la terre à fort giclement.”8et plus loin d’insister sur cet antre : “ Elle se gorgeait de sang, de silence et de force virile, afin d’entretenir son pesant mécanisme. … Si la pluie avait noyé les tranchées, si un tourbillon de fer les avait retournées, c’était le moment de s’enfouir en terre et limon, telles des bêtes qu’on a tirées de leur trou, et qui courent se renfoncer dans le sol.”9Cette écriture épique, on ne peut en effet nier les influences d’ Homère ou de l’Arioste, n’empêche pas Jünger d’être proche des témoignages de combattants moins cultivés, moins militaristes comme ce témoignage de Jean Vergne, du 24è R.I. : “ Quelle puanteur dans cette tranchée ! … couvert de boue des pieds à tête…. je constate que les parois de cette tranchée ne sont qu’un pâté de terre et de chair humaine avec mille débris d’armes et de vêtements.”10 La boue, les cadavres, le froid, les corvées, les attentes interminables de l’heure H. sont le quotidien des soldats, quelque soit leur nationalité, quelque soit leur milieu social. La fraternité des camarades de combat, fidèles à la parole donnée avant l’attaque, pleurant l’ami disparu, écrivant à la famille ou rendant visite à la veuve pour rapporter les dernières paroles, les derniers moments, n’empêche pas la solitude de l’angoisse et les interrogations mystiques, politiques, sociologiques sur leur présence dans cette folie indicible. Se tourner vers Dieu, l’Au-delà, l’écriture, la Nature, l’art, tenter de comprendre les enjeux politiques, économiques, tant de solutions propres à chacun. Des réflexions que chacun essaie de partager dans sa correspondance, ses carnets ou son témoignage d’après guerre. Chacun apprend à sa manière à supporter la mort, à se résigner à sa propre mort, à regarder la mort des autres et sa propre mort en face. Vivre au milieu des cadavres, voir le travail de décomposition de la mort, marcher sur des débris humains : comment le concevoir ? Eugène Lemercier, dans sa lettre du 5 mars 1915 à sa mère, écrit : “ Comme la mort est harmonieuse dans la terre, et admirable, si l’on compare la mesquinerie humaine des cérémonies funèbres ! … Oui, vraiment, la mort du soldat est près des choses naturelles. C’est une horreur franche, et qui ne triche pas avec la violence universelle. J’ai passé maintes fois auprès de cadavres dont je pouvais observer le progressif enfouissement, et cette nouvelle vie était plus réconfortante que le froid et immuable aspect des tombes citadines.”11 En revanche Jünger décrira avec une précision macabre l’horreur de la vie auprès des cadavres en décomposition. Et entre ces deux visions opposées, l’acceptation décrite par le capitaine Paul Flamant du 33e R.I : “ …un soulier chaussant un tibia apparaît à la suite de quelque éboulement. Nos hommes, indifférents, ou plutôt philosophes, y accrochent leurs bidons.”12 Recours à Dieu, à la Nature, au cynisme, à la politique, à l’alcool, à la drogue, tout est bon pour ne pas sombrer dans la folie.

Tant de sensibilités différentes mènent souvent à des discours contrastés, patriotisme, exaltation, folie, brutalisation, acceptation, résignation, mysticisme, attirance parfois, résistance farouche pour l’amour des siens, drogues : autant d’attitudes et de comportements qui permettent aux Poilus de faire face à la mort, pour tenter de la regarder en face et d’essayer d’apprivoiser son mystère.

Des centaines de Poilus ont voulu laisser une trace de cette guerre, de leurs réflexions, de la fraternité dans le désespoir et de leur insoutenable solitude face à la mort, et cela malgré la censure , l’auto-censure et la mort : Barthas ne tient-il pas ses carnets pour témoigner de “ l’histoire” de son “calvaire”13 et de celui de ses camarades. D’ailleurs que reste-t-il souvent à la famille : le carnet envoyé par les camarades : “…nous trouvâmes un sac déchiqueté où seul un carnet de notes était intact. C’était celui de Mondiès que comme seul souvenir de lui j’envoyai à sa famille.”14

L’objet de ce travail est donc d’aborder l’intimité, l’expérience individuelle du face-à-face avec la mort et les manières dont elle a été supportée et vécue au-delà des idéologies et des grands récits, mais au-delà de cette dimension individuelle l’on ne peut ignorer les traits communs qui reliaient les individus d’un même groupe social, religieux, politique, syndicaliste…

Je m’appuierai sur un choix de textes, le plus large possible – publiés ou non du vivant de leurs auteurs – écrits par ces hommes qui ne se sont à aucun moment vus en héros, et qui devant l’horreur de leur condition pouvaient s’écrier : “..une Passion près de laquelle celle du Christ ne fut qu’un jeu misérable15.”

1/ D’encre, de fer et de feu, Louis Krémer, notes de Laurence Campa, la Table ronde 2008. p.25. 2/ Pierre Chaine (1882-1963) Capitaine au 13è chasseurs. Il cofonde avec José  de Bérys La Revue du temps présent et écrit de nombreuses pièces de théâtre pendant l’entre-deux-guerres. Mémoires d’un rat Texto 2008 p 82. 3/Le combat comme expérience intérieure 1921 col. La Pléiade p.536. 4/ Ibid. 5/ Discours d’un ancien combattant, le 15 août 1936 à l’occasion d’une remise de décoration. Cité par Antoine Prost, Histoire sociale de la France au XXe siècle, Cours IEP, FNSP, 1972-1973. 6/ Lettres d’un  soldat  Eugène-Emmanuel Lemercier Ed. Giovanangeli 2005 p.32-33. 7/ Ibid. p 63-64. 8/ Calligrammes 1917 “Merveille de la guerre”. 8/ Le combat comme expérience intérieure 1925 Jünger éd. La Pléiade. 9/ Ibid. 10/ Lettres de …La Grande Guerre, l’horreur Jean-Pascal Soudagne Préface de Jean-Pierre Verney Archives du Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux éd. Ouest-France. 11/ Lettres d’un soldat  août 1914- Avril 1915 Eugène-Emmanuel Lemercier B. Gioanangeli Editeur. 12/ Lettres de …La Grande Guerre, l’horreur Jean-Pascal Soudagne Préface de Jean-Pierre Verney Archives du Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux éd. Ouest-France. 13/ Les carnets de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918  Actes et mémoires du peuple/Edition la Découverte Maspéro 1978. 14/ Ibid. p. 136. 15/ Louis Krémer opus cité p.175

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

Une réflexion sur “Les Poilus face à la Mort

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