Juste pour le plaisir de lire :
Rutebeuf (1230-1285) : C’est de la povretei
I
Je ne sai par ou je coumance,
Tant ai de matyere abondance
Por parleir de ma povretei.
Por Dieu vos pri, frans rois de France,
Que me doneiz queilque chevance,
Si fereiz trop grant charitei.
J’ai vescu de l’autrui chatei
Que hon m’a creü et prestei:
Or me faut chacuns de creance,
C’om me seit povre et endetei.
Vos raveiz hors dou reigne estei,
Ou toute avoie m’atendance.
II
Entre chier tens et ma mainie,
Qui n’est malade ne fainie,
Ne m’ont laissié deniers ne gages.
Gent truis d’escondire arainie
Et de doneir mal enseignie:
Dou sien gardeir est chacuns sages.
Mors me ra fait de granz damages;
Et vos, boens rois, en deus voiages
M’aveiz bone gent esloignie,
Et li lontainz pelerinages
De Tunes, qui est leuz sauvages,
Et la male gent renoïe.
III
Granz rois, c’il avient qu’a vos faille,
A touz ai ge failli sans faille.
Vivres me faut et est failliz;
Nuns ne me tent, nuns ne me baille.
Je touz de froit, de fain baaille,
Dont je suis mors et maubailliz.
Je suis sanz coutes et sanz liz,
N’a si povre juqu’a Sanliz.
Sire, si ne sai quel part aille.
Mes costeiz connoit le pailliz,
Et liz de paille n’est pas liz,
Et en mon lit n’a fors la paille.
IV
Sire, je vos fais a savoir,
Je n’ai de quoi do pain avoir.
A Paris sui entre touz biens,
Et si n’i a nul qui soit miens.
Pou i voi et si i preig pou;
Il m’i souvient plus de saint Pou
Qu’il ne fait de nul autre apotre.
Bien sai Pater, ne sai qu’est notre,
Que li chiers tenz m’a tot ostei,
Qu’il m’a si vuidié mon hostei
Que li credo m’est deveeiz,
Et je n’ai plus que vos veeiz
Version moderne :
La pauvreté
I
Je ne sais par où commencer
tant j’ai abondance de matière
pour parler de ma pauvreté.
Pour Dieu, je vous prie, noble roi de France
de me donner quelques ressources;
vous feriez une grande charité.
J’ai vécu du capital d’autrui
qu’on m’a crédité et prêté;
maintenant chacun me refuse sa créance,
car on me sait pauvre et endetté.
Vous êtes à nouveau hors du royaume
et j’avais placé en vous toute ma confiance.
II
Entre la vie chère et ma famille,
qui n’est ni malade ni morte,
ils ne m’ont laissé ni deniers ni gages.
Je trouve des gens désireux de m’éconduire
et mal élevés pour donner:
chacun est versé dans l’art de garder son bien.
La mort m’a fait grand dommage
et vous, bon roi, en deux voyages
vous avez éloigné de moi des gens bons, –
et le lointain pèlerinage
de Tunis, qui est un lieu sauvage,
et les mauvais gens mécréants.
III
Grand roi, s’il advient que je doive me passer de vous,
comme sans faille j’ai dû me passer de tous,
je manque des vivres et fait faillite.
Nul ne me tend rien, nul ne me donne rien;
je tousse de froid, je bâille de faim.
Je meurs en mauvais état de tout cela.
Je suis sans couverture et sans lit,
il n’y a pas d’aussi pauvre jusqu’à Senlis.
Sire, je ne sais de quel côté aller:
mes côtes ne connaissent que la paille.
Un lit de paille n’est pas un lit.
Et dans mon lit il n’y a que de la paille.
IV
Sire je vous fais savoir
que je n’ai pas de quoi avoir du pain:
A Paris, je suis, entre tous les biens,
il n’y a rien qui y soit à moi.
J’y vois peu et j’y prends peu;
je me souviens plus de Saint Peu.
Que de tout autre apôtre.
Je sais le Pater, mais je ne sais ce que veut dire noster,
car la vie chère m’a tout enlevé,
elle m’a si bien vidé ma demeure,
que le Credo m’est refusé
Et je n’ai plus que ce que vous voyez.
Charles François Panard (1689-1765)

Jean Richepin (1849-1926) : Epitaphe pour n’importe qui (La Chanson des gueux)
On ne sait pourquoi cet homme prit naissance.
Et pourquoi mourut-il ? On ne l’a pas connu.
Il vint nu dans ce monde, et, pour comble de chance,
Partit comme il était venu.
La gaîté, le chagrin, l’espérance, la crainte,
Ensemble ou tour à tour ont fait battre son coeur.
Ses lèvres n’ignoraient le rire ni la plainte.
Son oeil fut sincère et moqueur.
Il mangeait, il buvait, il dormait ; puis, morose,
Recommençait encor dormir, boire et manger ;
Et chaque jour c’était toujours la même chose,
La même chose pour changer.
Il fit le bien, et vit que c’était des chimères.
Il fit le mal ; le mal le laissa sans remords.
Il avait des amis ; amitiés éphémères !
Des ennemis ; mais ils sont morts.
Il aima. Son amour d’une autre fut suivie,
Et de plusieurs. Sur tout le dégoût vint s’asseoir.
Et cet homme a passé comme passe la vie
Entrez, sortez, et puis bonsoir !
Jehan Rictus (1867-1933) : Le Cœur populaire
(ronde parlée) Nous, on est les pauv’s tits fan-fans, les p’tits flaupés, les p’tits foutus à qui qu’on flanqu’ sur le tutu : les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat, les p’tits bibis, les p’tits bonshommes, qu’a pas d’ bécots ni d’ suc’s de pomme, mais qu’a l’ jus d’ triqu’ pour sirop d’ gomme et qui pass’nt de beigne à tabac. Les p’tits vannés, les p’tits vanneaux qui flageol’nt su’ leurs tit’s échasses et d’ qui on jambonn’ dur les châsses : les p’tits salauds, les p’tit’s vermines, les p’tits sans-cœur, les p’tits sans-Dieu, les chie-d’-partout, les pisse-au-pieu qu’il faut ben que l’on esstermine. Nous, on n’est pas des p’tits fifis, des p’tits choyés, des p’tits bouffis qui n’ font pipi qu’ dans d’ la dentelle, dans d’ la soye ou dans du velours et sur qui veill’nt deux sentinelles : Maam’ la Mort et M’sieu l’Amour. Nous, on nous truff’ tell’ment la peau et not’ tit’ viande est si meurtrie qu’alle en a les tons du grapeau, les Trois Couleurs de not’ Patrie… Qué veine y z’ont les z’Avortés! Nous, quand on peut pus résister, on va les retrouver sous terre ousqu’on donne à bouffer aux vers. Morts ou vivants c’est h’un mystère, on est toujours asticotés! Nous, pauv’s tits fan-fans d’assassins, on s’ra jamais les fantassins qui farfouillent dans les boïaux ou les tiroirs des Maternelles ousqu’y a des porichinelles! Car, ainsi font, font, font les petites baïonnettes quand y a Grève ou Insurrection, car ainsi font, font, font deux p’tits trous… et pis s’en vont. Nous n’irons pas au Bois, non pus aux bois d’ Justice… au bois tortu, nous n’irons pas à la Roquette! Et zon zon zon… pour rien au monde, Et zon, zon, zon, pipi nous f’sons et barytonnons d’ la mouquette su’ la Misère et les Prisons. Nous, pauv’s tits fan-fans, p’tits fantômes! Nous irions ben en Paladis si gn’en avait z’un pour les Mômes : Eh! là, yousqu’il est le royaume des bonn’s Nounous à gros tétons qui nous bis’ront et dorlot’ront? Car « P’tit Jésus » y n’en faut pus, lui et son pat’lin transparent ousqu’on r’trouv’rait nos bons parents. (On am’rait mieux r’venir d’ son ciel dans h’eun’ couveuse artificielle!) Gn’y en a qui dis’nt que l’ Monde, un jour, y s’ra comme un grand squar’ d’Amour, et qu’ les Homm’s qui vivront dedans s’ront d’ grands Fan-fans, des p’tits Fan-fans, des gros, des beaux, des noirs, des blancs. Chouatt’! Car sans ça les p’tits pleins-d’-giffes pourraient ben la faire à la r’biffe; quoique après tout, on s’en-j’-m’en-fous pisqu’on sait ben qu’un temps viendra où qu’ Maam’ la Mort all’ mêm’ mourra et qu’ pus personne y souffrira! Mais en guettant c’te bonn’ nouvelle sautez, dansez, nos p’tit’s cervelles; giclez, jutez, nos p’tits citrons. Aign’ donc, cognez! On s’ fout d’ la Vie et d’ la Famill’ qui nous étrille, et on s’en fout d’ la République et des Électeurs alcooliques qui sont nos dabs et nos darons. Nous, on est les pauv’s tits fan-fans, les p’tits flaupés, les p’tits fourbus, les p’tits fou-fous, les p’tits fantômes, qui z’ont soupé du méquier d’ môme qui n’en r’vienn’nt pas… et r’viendront plus. |
2 réflexions sur “Poésie dans la littérature prolétarienne”