Végétariens, végétaliens, végans et légumistes de toutes sortes, le combat contre les mangeurs de viande n’est pas nouveau : texte extrait de La vie parisienne de Parisis (Emile Blavet) :

26 février 1888 .
Vous connaissez, au moins de nom, la Société Végétarienne de Paris. Fondée pour la réforme de l’alimentation humaine, elle a les visées les plus hautes : son objectif est la régénération de l’humanité. D’après sa doctrine, un homme qui se nourrira seulement d’épinards deviendra bien vite supérieur au misérable sarcophage1 imbu du préjugé du pot-au-feu. Grands effets, petites causes. Sarcophage ? C’est le nom dont les végétariens, ces fanatiques du légume, ont baptisé les vils hérésiarques qui, comme vous et moi, prostituent leur estomac à la côtelette première, au bœuf en daube, au salmis de bécasse et même au simple miroton. Sarcophage ! On n’imagine pas ce que ce mot, dans la bouche d’un végétarien, a de signification méprisante. Sarcophage, cela dit tout : homme abject, sans intelligence, condamné fatalement à l’idiotie et surtout à la décrépitude de sa race ! Vous faut-il des preuves ? … Tous les grands peuples du monde ont été végétariens.

Végétariens, les Spartiates, les Égyptiens, les Brahmes, les anciens colons de Rome, où la décadence ne commença qu’après l’adoption du régime animal. Sans remonter si loin, les Finlandais, végétariens, sont grands et robustes, tandis que les Lapons, sarcophages, sont petits et malingres. Et nos citadins sarcophages, comme ils font piteuse figure auprès de nos paysans, tous végétariens, à peu d’exceptions près. On pourrait multiplier les exemples. Mais à quoi bon ? Soyez convaincus que, pour les apôtres du végétarisme, Henri IV, le vulgarisateur de la poule au pot dans les campagnes, c’est l’ennemi. L’économie est le plus gros argument des végétariens, et j’avoue qu’il a sa valeur dans un ménage. Selon leurs calculs, un homme, sain de corps, peut se nourrir surabondamment avec 40 centimes par jour. Détaillons : huit onces d’orge; six onces de pois; vingt – quatre onces de pommes de terre; huit onces de pain noir; une once de sel et … quatre litres d’eau … Le tout à 10 centimes l’un dans l’autre ! … Pour 10 sou , c’est l’orgie … On peu , à ce prix , manger et boire … comme le duc d’Edimbourg lui même. Je ne sais si ces gens-là vous intéressent … Moi, ils me passionnent, et je les admire … de loin. Et je ne vous cache pas que j’ai ressenti, quoique sarcophage, une immense douleur le jour où la Chambre a voté le projet de M. Alphand, aux termes duquel tous les détritus de Paris seront utilisés pour la culture maraîchère. Bien qu’on ait dit merveille des banquets offerts, avec les légumes de Gennevilliers, aux conseillers municipaux expérimentant le Tout-à-l’égout; bien qu’on ait vanté la saveur, aussi fine que … particulière, des choux, salades, carottes, navets, poireaux et potatoës, poussés sur cet humus innommable, j’ai de la méfiance, comme le guillotiné par persuasion. Et, si cette culture se généralise dans la banlieue parisienne, j’en serai réduit à devenir exclusivement sarcophage, sans la moindre concession au végétarisme. Pour ceux qui ne détestent pas la dinde truffée, cette perspective n’a rien d’attristant. Ils en mangeront une aile de plus, voilà tout, et, comme légume, s’en tiendront à la truffe. Mais les végétariens ? … Oh ! les pauvres ! Les voyez-vous condamnés à ne se mettre sous la dent que des produits d’Achères et autres … lieux ! L’estomac vous lève rien que d’y penser ! D’où ma douleur après le vote de la Chambre. Je n’ai pu me défendre de quelque inquiétude sur l’avenir du végétarisme, et je me suis demandé si ses adeptes ne flancheraient pas ! Eh bien ! non, ils ne flancheront pas !! M. Tanneguy de Wogan, le fondateur de la Société végétarienne, à la veille de partir pour l’Angleterre dans son fameux canot en papier, m’en a donné l’assurance. Prophète de cette religion gastronomique, M. Tąnneguy de Wogan en accomplit tous les rites avec un respect scrupuleux. Et il s’en trouve bien, si j’en crois ce diagnostic qu’il a consigné dans son livre, La vie à bon marché, qui peut passer pour l’Evangile du végétarisme : « Sans avoir diminué mon poids d’un seul gramme ou la durée de mon travail d’une heure par jour, j’ai vécu avec le quart de la quantité de nourriture que les physiologistes considèrent comme strictement nécessaire, ce qui ne m’empêche pas d’être en meilleure santé actuellement que je ne l’étais au début de mon expérience. » Il résulte de ma conversation avec M. Tanneguy de Wogan au sujet du Tout-à-l’égout :
Que la perspective de s’alimenter avec les seuls produits dus à ce système de culture n’effraie pas les végétariens … je pourrais presque dire : au contraire ;
Qu’ils envisagent cette éventualité d’une âme sereine, convaincus que les légumes ainsi fécondés ne contiennent aucun des éléments impurs concourant à cette fécondation ;
Qu’ils continueront à pratiquer leur régime économique avec une ardeur nouvelle, fortifiée par cette conviction que ça leur portera bonheur.

C’est beau, la foi ! Grand bien leur fasse !
Pour moi, vil sarcophage, je rengaine les velléités de végétarisme qui m’avaient un moment envahi. Et c’est à peine si j’ose vanter l’économie de ce régime. Huit sous de nourriture par jour, ça vaut qu’on y réfléchisse. Mais, réflexion faite, c’est encore trop cher .

1/ Du mot grec Sarcos , chair .