Encore un auteur oublié, il faut dire qu’il n’a publié que quatre œuvres mais celle dont je vous livre un extrait, devrait être rééditée toutes les décennies ! Son titre est explicite : Les mœurs d’aujourd’hui. (1873) Et oh ! surprise ! Rien de nouveau sous les cieux du XXIe siècle. On se reconnaît dans ce texte caustique et spirituel, Loudolphe de Virmont né en 1828 et mort on ne sait quand, parle au nom de tous ceux qui se sentent exclus de l’éternelle société bien pensante et conformiste. Un petit délice dont je partage un chapitre, le dernier, celui de la mode.

Sans la mode, le vulgaire n’aurait rien à dire, à voir, à penser, à juger, à critiquer; rien dont il pourrait causer, s’affoler, s’enthousiasmer. La foule s’ennuierait et ne connaîtrait pas le plaisir de la nouveauté.
Si chacun agissait et pensait librement, on distinguerait trop vite le bon sens, le goût et le génie, de la sottise, de la médiocrité et de la niaiserie.
Aussi la mode est-elle le joug que la sottise générale impose à la supériorité particulière. Et le vulgaire a proclamé qu’une fois la mode consacrée, tout le monde devait s’y soumettre, sous peine de passer pour un petit esprit.
La mode est devenue sa raison, sa poésie, son idole, sa rage, son délire, son éternelle satisfaction.
Peut-être les sots ne l’ont-ils pas inventée, mais, à coup sûr, ils l’ont adoptée pour leur sécurité et leur repos.
C’est, on le voit, leur attaque et aussi leur défense.
C’est au nom de la mode que les niais en masse trouvent à reprendre chez les plus grands et les plus forts; – qu’ils tiennent les triomphateurs et leur font entendre le : Souviens-toi que tu es un homme comme nous; – qu’ils accablent tout ce qu’il y a de grand, de beau, de bon, de juste et de généreux.
Ce n’est pas à la mode ! Et tout est dit pour les sots. Ils se moquent, ils ricanent, ils méprisent, ils injurient, ils oublient ou passent indifférents.
Mais cela est à la mode. Et les sots trouvent ou s’excusent de trouver de la valeur à un homme, à un objet qui ne représentent que le commun, le trivial ou l’immoralité.
Quand les petits esprits ont dit : C’est la mode, il n’y a point de réponse à faire et de réplique si bonne, si sensée, qui ne soit trouvée par eux une sottise ou une impertinence.
Ainsi, la mode est le signe de ralliement, le mot d’ordre, le passeport de la sottise.
Il faut une mode pour servir de miroir et de soupape à la sottise humaine, je le reconnais. Il faut que les imbéciles soient écoutés et donnent aussi leur voix ; qu’ils fassent, comme les autres, œuvre de critique et d’enthousiasme.
Qu’il y ait donc une mode toujours nouvelle, je le veux bien.
Mais ce qui m’a toujours paru sot, insupportable et tyrannique, c’est la prétention de vouloir faire passer la mode pour la marque
du goût, de la sagesse et de la raison ; de donner son jugement comme un arrêt infaillible devant lequel on n’ait plus qu’à s’incliner.
Et où est le contrôle de la mode ? Qui la fait? Qui la juge?
Où sont son autorité, son tact, son goût, son esprit, sa finesse ? Est-ce que tout n’a pas été à la mode ?
Est-ce que tout n’y revient pas ? Quel changement, quel mauvais goût, quel caprice, quelles turpitudes, quels ridicules et quelles misères n’ont pas été adoptés par la mode ?
Et ce mauvais livre dont on ne veut plus?
Et ces rapsodies?
Et ces niaiseries ?
Et ces vilenies?
Et ces passions?
Et ces vices ?
Et vous voulez que je m’incline devant le jugement de la mode, cette grande courtisane !
Etre à la mode, c’est être connu, voilà tout. Et s’il ne faut que cela pour avoir une
valeur, le vendeur d’orviétan qui se fait annoncer tous les jours dans les journaux, est plus connu de la foule que tel grand écrivain, que tel grand ministre, que tel grand poète, que tel grand artiste.

Cette mode qui, tant qu’elle dure, est une maîtresse souveraine, sitôt qu’elle est tombée, est méprisée aussi fort qu’on l’avait idolâtrée. Cette poésie du vulgaire, une fois fanée, en devient la risée.
Pour bien des choses, tous les ans, la mode change.
Pour d’autres, on n’attend pas la fin de l’année.
Souvent un rien détruit la mode, et aucune chose n’est plus près de disparaître qu’un objet qui est fort à la mode.
On se moque de cette versatilité, mais on est aussi empressé à arborer les couleurs de la nouvelle mode que les courtisans à aller saluer le nouveau roi.
Toutes les modes viennent à leur tour, même les bonnes; seulement celles-ci ne sont que provisoires.
Les sottes ont plus de chance de durée : quelques-unes sont permanentes, celles que font les sots. Car rien ne tient à son ouvrage comme un sot, tout glorieux d’avoir fait œuvre de quelque chose.
La mode est changeante. Car une mode qui durerait serait une raison, et la raison pour le vulgaire serait une tyrannie.
La mode est frivole, et c’est le secret de son grand pouvoir. Personne n’est censé la subir, et tout le monde la supporte.
La mode est frivole. Il y a toujours dans la mode, même la plus sérieuse, quelque peu de frivolité, de caprice, de non raisonné et de convenu, sans quoi les sots n’y adhéreraient pas.
La mode n’est pas la nécessité, l’utilité; c’est le superflu, la fantaisie du jour et du
moment, l’imprévu.

La mode ne meurt point dans une société raffinée et civilisée, elle a sa raison d’être dans la nature humaine.
Elle est produite par la lassitude de voir toujours la même chose; l’amour de la nouveauté; la stérilité de l’esprit, qui ne trouve plus à s’exercer avec une opinion déjà un peu ancienne; le désir de la richesse de renouveler son luxe et de dépenser ainsi son argent dont elle ne saurait que faire.
Quel plaisir, en effet, pour bien des riches, d’être à toutes les modes nouvelles et d’éclipser la foule, en ayant les premiers une mode qu’elle n’aura que dans six semaines !
Les femmes aiment les modes, et les modes aiment les femmes.
La mode pare les femmes, et renouvelle leur beauté.
Une mode est affreuse; qu’importe? La femme se trouve très laide, mais elle est à la mode. Est-ce qu’une femme à la mode n’est pas toujours charmante ?

Il y a des choses qui ne sont jamais à la mode.
Tout ce qui est grand, tout ce qui est beau, tout ce qui est éternel : la vertu ; la loi ; la règle ; l’honnêteté; le goût; la supériorité ; le génie.
Et le public a raison. Comment voulez-vous qu’il aille s’enthousiasmer de choses ou de sentiments nécessaires, inflexibles, qui ne peuvent changer et doivent être les mêmes dans tous les temps ?
Par contre, le vice est toujours à la mode.
Le vulgaire croit que la mode n’existe que pour les habits et les spectacles.
Mais il y a des modes pour tout :
Pour l’esprit;-les mœurs; -les sentiments;-les passions;-le cœur;-les idées;- les hommes;-les goûts;- les manies ;-les caractères.
Hélas! l’opinion du jour, n’est-ce pas la mode ?
Seulement, lorsque la mode ne s’applique pas au costume, elle s’appelle la vogue.
C’est ce mot qui trompe le vulgaire qui ne sait pas :
Que tout ce qui est à la mode aujourd’hui a disparu, reparu, pour disparaître de nouveau; – que tous les sentiments, les passions, les idées, les caprices, les plaisirs, les beautés, ont eu leur jour de mode et qu’ils l’auront encore ;- que la mode tourne enfin dans un cercle plus ou moins large, mais où il faut toujours repasser;
Et qui s’imagine pour cela que la dernière invention de la mode est la meilleure forme, le progrès définitif.
Qui établit la mode? Qui l’invente?
Certaines gens n’ont d’autre rêve que de faire la mode un jour ou l’autre; les uns par intérêt, les autres par vanité, sans que jamais personne soit sûr d’y parvenir.
Tantôt c’est le plus haut rang qui l’invente, tantôt le plus bas; tantôt tout le monde; tantôt l’esprit et tantôt la sottise ; tantôt une grande dame et tantôt une courtisane; tantôt un marchand, tantôt un excentrique.

Être à la mode sans cesse et pour tout est la grande préoccupation des sots, qui y parviennent bien plus que les autres.
Ceux-ci doivent-ils le regretter ?
Quand ils voient tant de sots qui y sont, qui s’y précipitent, qui s’y culbutent, qui en tombent, et quels efforts, quelles misères, quelles flatteries, quels ménagements, quel labeur il faut pour s’y maintenir un jour et être oublié le lendemain, les honnêtes gens et les gens d’esprit doivent se consoler.
Réveillez-vous donc un instant, pâles ombres disparues d’hier à peine! Venez, martyrs de l’honneur et puffistes de l’art, héros de bon aloi et héroïnes de contrebande, nobles cœurs et consciences vénales, dénicheurs de merles blancs et avaleurs de charrettes ferrées, excentriques de la plume et du pavé, nains et ‘géants, prophètes et phénomènes, grinches et clowns, aventurières en rupture de trône et aventuriers en rupture de ban, venez raconter votre histoire à la foule qui vous avait promis l’immortalité, et qui a oublié les noms de la plupart d’entre vous, l’ingrate
Lions d’hier, venez dire ce qu’en vaut l’aune aux lions d’aujourd’hui, qui font les fiers comme vous avez fait les superbes, et leur apprendre qu’ils ne laisseront pas plus de traces de leur fulgurant passage dans la mémoire de leurs admirateurs que vous n’en avez laissé dans la mémoire des vôtresAlfred Delvau : Les Lions du jour (1867)