C’est l’année Baudelaire ! Il aurait eu 200 ans alors tous les bobos, pseudos connaisseurs, pseudos n’importe quoi viennent se répandre sur telle ou telle chaîne médiatique et leur discours est vide, superficiel, atterrant, insultant, ignare : ils s’écoutent parler de Baudelaire mais ne parlent pas de Baudelaire ! Alors en hommage à celui que la société a condamné pour immoralité, à celui que la société a fini par tuer, je laisse ses amis parler de lui, lui qu’ils ont connu, qu’ils ont aimé et qui ont estimé de leur devoir de laisser leurs témoignages pour rappeler que l’homme qu’il était, a créé la poésie de l’indicible, de l’angoisse inhérente à notre condition humaine.

Charles Asselineau 1820-1874

Baudelaire par Charles Asselineau :

Charles Baudelaire, ne craignons pas de le dire, est, après les grands maîtres de 1830, le seul écrivain de ce temps, à propos duquel on ait pu prononcer sans ridicule le mot de génie.« L’avenir prochain le dira d’une façon définitive, a dit M. de Banville devant la tombe ouverte de son ami. Les Fleurs du Mal sont l’œuvre, non pas d’un poète de talent, mais d’un poète de génie; & de jour en jour on verra mieux quelle grande place tient dans notre époque tourmentée& souffrante cette œuvre essentiellement française, essentiellement originale, essentiellement nouvelle. »[…] Et encore son œuvre n’est pas tout ce qu’il nous a laissé. Quel exemple que la vie de ce poète qui ne sacrifia jamais rien de sa conviction & qui marcha toujours directement dans sa voie, sans conversion ni obliquité ! Là sans doute est le secret de sa force. Quand il sentait que ce qu’il faisait cessait d’être du Baudelaire, il s’arrêtait; & nulle considération, nul avantage, ni d’argent, ni de faveur, ni de publicité ne lui aurait fait faire un pas plus loin. Aussi est-il resté intègre & intact. Jamais écrivain ne fut plus complètement dans son œuvre; jamais œuvre ne fut un plus exact reflet de son auteur. Pour ses amis, sa perte est irréparable ils le regretteront toujours, non seulement à cause des agréments de son esprit, de sa compagnie & de sa conversation, mais encore pour ses mâles conseils, pour ses fermes & sérieuses vertus. Il avait le don inappréciable de l’encouragement. Quelquefois abattu & momentanément vaincu par les tribulations de sa vie souvent fort difficile, même dans les embarras les plus graves, jamais il ne désespéra, jamais il ne douta de lui-même ni de sa fortune, & cette confiance, il savait la communiquer. L’homme le plus mou, le plus veule, après une heure d’entretien avec lui, se réveillait, &, dès qu’il était sorti, se mettait au travail avec fureur. Il entra un jour chez un ami qu’il trouva travaillant, ou du moins la plume en main. – Vous êtes occupé, dit Baudelaire. Qu’est-ce que vous faites là? Ce n’est rien, dit l’ami, une chose à laquelle je ne mets pas d’importance. Vous avez tort, répondit Baudelaire, il faut mettre de l’importance à tout ce qu’on fait. C’est le seul moyen de ne jamais s’ennuyer. »Voilà les belles aumônes! Lui, Baudelaire, à coup sûr, s’il fut souvent ennuyé, ne s’ennuya jamais. Surtout il n’ennuya jamais les autres. Il était de ces hommes rares bien rares près desquels on peut vivre tous les jours sans connaître un moment l’ennui. Ses vertus étaient intimes& secrètes; d’ailleurs il les cachait par pudeur, ou par orgueil faisait profession du contraire. Aussi n’eut-il jamais pour ennemis que des gens qui ne le connaissaient pas. Quiconque l’avait connu l’aimait. Cet homme, que de certains esprits obtus & malveillants ont voulu faire passer pour insociable, était la bonté & la cordialité mêmes. Il avait la qualité des forts, la gaîté, au point d’aimer à divertir à ses dépens. Que de journées il a perdues – perdues pour le travail – à placer la copie d’un ami, à le conduire chez un éditeur ou chez un directeur de théâtre. Le pauvre Barbara le savait; Barbara qu’il avait adopté à cause de son humeur rétive & de sa timidité farouche, & qu’il aimait pour sa persévérance & pour son honnête laboriosité. Hélas tout cela est perdu – Mais plutôt, non, tout cela n’est pas perdu. Il reste à ses amis son œuvre, son souvenir & le bonheur d’avoir vécu dans la confidence d’un esprit rare, d’une âme élevée, forte& sympathique, d’un de ces génies d’exception, sans pairs ni sans analogues, qui poussent en ce monde comme des fleurs magiques, dont la couleur, dont la feuille & le parfum ne sont qu’à elles, & qui disparaissent comme elles sont nées, mystérieusement; de l’un des hommes, en un mot, les plus complets, les plus exquis & les mieux organisés~ qui aient été donnés à ce siècle.

Théodore de Banville 1823-1891

Baudelaire par T. de Banville : Souvenirs

Je ne veux, moi, que noter mes impressions du jour où pour la première fois j’ai vu ce grand poète, dont je suis fier d’avoir été l’ami, et tenter de l’évoquer lui-même, tel qu’il m’est apparu à l’aurore de sa gracieuse et charmante jeunesse. Si jamais le mot séduction put être appliqué à un être humain, ce fut bien à lui, car il avait la noblesse, la fierté, l’élégance, la beauté à la fois enfantine et virile, l’enchantement d’une voix rythmique, bien timbrée, et la plus persuasive éloquence, due à un profond rassemblement de son être ; ses yeux, dé- bordants de vie et de pensée, parlaient en même temps que ses épaisses et fines lèvres de pourpre, et je ne sais quel frisson intelligent courait dans sa longue, épaisse et soyeuse chevelure noire. En l’apercevant, je vis ce que je n’avais vu jamais, un homme tel que je me figurais que l’homme doit être, dans la gloire héroïque de son printemps, et en l’entendant me parler avec la plus affectueuse bienveillance, je sentis cette commotion que nous communique l’approche et la présence du génie. Puis, à mesure que s’écoulait son discours net et rapide, et d’un vrai Parisien, il me semblait que des voiles étaient tombés de dessus mes yeux, que s’ouvrait devant moi tout un monde infini de rêves, d’images, d’idées, de vastes paysages, et je ne pouvais me lasser de contempler les traits de ce poète, si hardis, si caractérisés, si fermes, bien que leur fauve pâleur laissât voir encore les roses de l’adolescence et qu’ils fussent à peine estompés par le noir duvet d’une barbe naissante. Il n’est pas étonnant que Baudelaire ait paru bizarre aux niais désœuvrés et aux diseurs de riens ; pour eux, en effet, il devait être tout ce qu’il y a de plus bizarre, car il ne disait rien qui ne fût le con- traire d’un lieu commun, et il avait nativement, il tenait de sa mère infiniment distinguée et d’une nature- exquise, ces belles façons abolies, cette politesse à la fois raffinée et simple, qui déjà en 1842 pouvait troubler certains bourgeois et leur faire l’effet d’un anachronisme. Il possédait une érudition immense, savait tout ce que les livres enseignent, et n’aurait même pas eu l’idée de faire étalage de sa science ; mais on sentait que sur toute chose il était renseigné et ne parlait jamais à vide.

Le poète, qui n’avait jamais rien sollicité ou accepté pour lui-même, était allé une fois au ministère, où, très bien accueilli, comme c’était son droit, il obtint sans difficulté un secours d’argent pour un de nos confrères malheureux. Comme il voulait se retirer, le haut fonctionnaire à qui il s’était adressé le retenait toujours, voulant évidemment lui demander quelque chose et n’osant pas, si bien qu’enfin Baudelaire eut pitié de lui, et l’encouragea à parler. — « Eh bien ! dit alors l’homme de bureau, je voudrais savoir pourquoi avec votre magnifique talent, avec ce don que vous avez de créer l’harmonie et de susciter la plus puissante illusion, vous choisissez des sujets si… — Si quoi ? demanda froidement Baudelaire. — Mais, reprit le fonctionnaire, si atroces ! » Et se reprenant aussitôt : « Je veux dire : si… peu aimables. — Monsieur, dit le poète d’une voix aiguisée et coupante comme le tranchant d’un glaive, c’est pour ÉTONNER LES SOTS ! »

Relativement à la Légion d’Honneur. Celui qui demande la croix a l’air de dire : si l’on ne me décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus.- si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer ? s’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que [cela] lui donnera un lustre. Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’Etat ou au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, etc. D’ailleurs, si ce n’est l’orgueil, l’humilité chrétienne défend la croix. Mon cœur mis à nu : Baudelaire

Or, un jour, précisément, Baudelaire vêtu à son ordinaire comme un seigneur, mais tête nue, coiffé uniquement de sa noire chevelure, et ayant remplacé son habit par une blouse, humait le soleil d’été sur le quai d’Anjou, tout en croquant de délicieuses pommes de terre frites, qu’il prenait une à une dans le cornet où les lui avait vendues la friteuse, lors- que vinrent à passer, en calèche découverte, de très grandes dames, amies de sa mère l’ambassadrice, dont les toilettes riantes ressemblaient à un triomphe de fleurs, et qui s’amusèrent beaucoup de voir ainsi le poète picorer librement sous le ciel. L’une d’elles, une duchesse extrêmement jeune, dont la beauté faisait fanatisme dans le faubourg Saint-Germain, fît arrêter la voiture, et du bout de son doigt impérieux et charmant appela Baudelaire, et lui fit signe de venir lui parler. Puis, lorsqu’il eut obéi : — « C’est donc bien bon, dit la grande dame, ce que vous mangez là ? — Goûtez, madame ! » fit le poète, qui contenta ainsi la secrète envie des belles promeneuses, et leur fit les honneurs de son cornet de pommes de terre frites avec une grâce suprême, comme il les aurait obéies et servies à la cour d’un prince. Et, tandis que ces Eves savouraient leur régal inattendu, il les amusait si bien par sa conversation qu’elles seraient restées là jusqu’à la fin du monde ; mais lui, très sage, sut s’en aller à temps, exécutant ainsi en plein quai d’Anjou une sortie dont la difficulté aurait embarrassé peut-être le grand comédien Menjaud, et même son frère l’évêque. Les dames avaient conservé de leur dînette en plein……mots manquants… le plus affriolant souvenir ; aussi, quelques jours plus tard, la jeune duchesse rencontrant Baudelaire dans le salon d’une vieille parente à elle, lui demanda s’ils n’auraient pas l’occasion de manger encore des pommes de terre frites. — « Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont en effet très bonnes, mais seulement la première fois qu’on en mange. »

Charles Monselet 1825-1888

Baudelaire par Monselet : Dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps

Trapadoux recherchait notre entretien ; mais il était d’un naturel sérieux et allait de préférence à Jean Wallon, notre philosophe, et à Baudelaire. Murger, qui l’avait surnommé le géant vert, lui semblait trop superficiel, et il redoutait les plaisanteries de Champfleury. Charles Barbara (le Barbemuche des Scènes de la Bohême) l’attirait par son mutisme énigmatique; mais Barbara avait peur de lui et se contentait de l’étudier à distance. A ces divers contacts, Marc Trapadoux avait gagné une horrible méfiance. Elle était poussée si loin que lorsque je lui demandais– Comment vous portez-vous ?Il me répondait en me regardant fixement : – Pourquoi me faites-vous cette question ?Baudelaire seul avait su capter sa confiance ; c’ était à ce point qu’une nuit, comme ils se trouvaient engagés tous deux dans une conversation d’esthétique sur le boulevard Montparnasse, un orage étant survenu , Marc Trapadoux offrit à l’auteur des Fleurs du mal l’ hospitalité chez lui. Or, jusqu’à ce moment, Trapadoux avait mis un soin extrême à laisser ignorer son domicile. Si Trapadoux était mystérieux, Baudelaire était curieux. Il accepta avec empressement. Il allait donc savoir où perchait le géant vert On s’arrêta devant une maison isolée, sans concierge ;Trapadoux tira de sa poche une clef qui rappelait par ses dimensions les clefs de la Bastille. On monta dans les ténèbres plusieurs étages, au bout desquels on arriva dans une chambre de modeste apparence.– Tenez, couchez-vous là, dit Trapadoux à Baudelaire en lui désignant un lit en fer.– Eh bien ! et vous ?– Oh ! ne vous inquiétez pas de moi … couchez-vous, vous dis-je. Baudelaire se jeta tout habillé sur l’unique lit, mais il ne s’endormit pas tout de suite . Il guettait du coin de l’œil les mouvements de son hôte, qui allait et venait dans la chambre, tantôt fumait une pipe et tantôt jouait avec des haltères menaçants. Une heure s’écoula ainsi .Lorsque Trapadoux crut Baudelaire endormi, il ouvrit une grande et haute armoire, dans laquelle il entra et disparut, et dont il referma la porte sur lui. Baudelaire était resté stupéfait. Il s’attendait à le voir reparaître d’un instant à l’autre, mais inutilement. Alors, il supposa que cette armoire n’était qu’une porte dissimulée, donnant sur un autre corps de logis .Il dormit mal et peu. Au point du jour, voulant éclaircir ses doutes , il appela Trapadoux à haute voix. La porte de l’armoire s’ouvrit et montra Trapadoux assis sur une chaise, grave comme à son habitude. Il avait passé la nuit dans l’attitude d’un marchand de journaux dans son kiosque.

Courbet, Gustave 10.6.1819 – 31.12.1877. – Le philosophe Marc Trapadoux examinant un livre d’estampes

La lorgnette littéraire BAUDELAIRE (CHARLES). – Les lèvres serrées, un nez sensuel et frémissant des yeux brillants « comme deux gouttes de café noir,» une voix brève et coupant les mots comme avec un couteau de boulanger, voilà M. Baudelaire. Nous commençons par sa personnalité, parce qu’elle est inséparable de son talent. Il y a quelque chose de choquant dans l’excès d’intelligence qui anime cette physionomie ; on se sent interrogé, presque deviné, et l’on se révolte. Ses écrits sont rares, mais empreints d’un double cachet de force et d’étrangeté; ses vers sont substantiels, précis; il leur a donné le titre de : Fleurs du Mal ; nous ne voulons pas trop approfondir ce titre, nous craindrions d’y trouver un système, une théorie. Très-âpre à la recherche des œuvres sérieuses et vécues M. Charles Baudelaire a rencontré son semblable à travers l’Océan, – Edgar Poe; – en conséquence, il l’a étudié avec une rare puissance d’assimilation et l’a traduit avec une passion effrayante. Edgar Poe, en effet, avec des vices douloureux en plus, a des facultés et des procédés qui sont communs à M. Charles Baudelaire; on reconnaît dans tous les deux le même amour des exceptions morales, la même insanité de milieu, toujours la même concentration de style. Si ce petit répertoire n’était pas chose si légère et si fugitive, nous aimerions à nous arrêter encore au nom de M. Baudelaire. Comme tous les artistes volontaires et qui ne se préoccupent ni de leurs confrères ni de l’opinion publique, M. Baudelaire compte de véritables et acharnées inimitiés. – Est-ce parce qu’on annonce ,comme devant paraître prochainement, un ouvrage de lui, intitulé : Conversations de M. Charles Baudelaire avec les Anges ?

Robert de Bonnières 1850-1905

Baudelaire par Robert de Bonnières : Mémoires d’aujourd’hui (T.III)

En tout cas, il y a quelque parenté entre ces récits et le genre de plaisanterie sinistre qu’il affectionnait. – Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant? demandait-il un jour à un honnête fonctionnaire; cela ressemble à des cerneaux, et c’est excellent. Une autre fois, dans la salle commune d’un restaurant, il commença à haute voix un récit en ces termes – Après avoir assassiné mon pauvre père… […] Je ne crois pas qu’il en soit de plus savoureux, de plus profond, de plus âcre et à la fois plus rempli de pitié pour la douleur humaine et qui, enfin, ait mieux ému les nouvelles générations d’artistes et de penseurs. Il y a dans ses poésies une puissance de concentration qui étonne. Le poète fait tenir un monde dans un vers.

Nadar 1820-1910

Baudelaire intime par Nadar :

Le propos tout d’un coup tomba à l’aspect encore lointain d’une figure bizarre, fantomatique, qui se découpait sous la voûte des verdures, semblant venir droit vers notre banc. A mesure que l’apparition se rapprochait, comme aimantée sur nous, plus distinctement nous percevions un jeune homme de bonne taille moyenne, élégant, tout de noir vêtu sauf la cravate sang de bœuf, en habit, -ça se rencontrait encore de jour, par-ci par-là l’habit, qui dut être médité, démesurément évasé du torse en un cornet d’où émergeait comme bouquet la tête, et à basques infinitésimales, en sifflet; l’étroit pantalon sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie. Col de chemise largement rabattu, manchettes non moins amples en linge très blanc de fine toile protestaient par la proscription du moindre empois contre le supplice d’encarcanement dont l’étrange goût s’obstine à ankyloser nos générations présentes dans les roideurs du calicot silicate émancipation du corps n’aurait-elle quelque accointance avec dégagement de l’esprit? A la main, gantée de rose pâle, —je dis de « rose » — il portait son chapeau, superflu de par la surabondance d’une chevelure bouclée et très noire qui retombait sur les épaules. Depuis Louis XIV en ses perruques on n’avait vu qu’au statuaire Christophe et à Got dans Monsieur de Pourceaugnac, cascades de crinière aussi avantagée. De premier droit une de ces rencontres où le passant reste ébahi sur place, «Tiens, Baudelaire!» dit alors ce Privat qui connaissait l’entier univers et qui, pour une fois, disait vrai. Le banc a tressailli nous allions donc enfin le connaître, celui-là tant désiré, attraction suprême Privat nous avait transportés, nous en récitant quelques pièces, dont par exception fortuite le légendaire craqueur avait négligé de s’attribuer la paternité. L’aspiré tirait bien à nous maintenant sur l’appel entendu, procédant dans sa marche par saccades des articulations ainsi que les petits acteurs en bois du sieur Séraphin, semblant choisir pour chacun de ses pas la place, comme s’il marchait entre des œufs ou qu’il craignît par ce sable innocent de compromettre le luisant de sa chaussure. Le noir du costume aidant, le geste retenu, méticuleux, concassé rappelait les silhouettes successives du télégraphe optique qui se démantibulaient alors sur les tours de Saint-Sulpice ou, mieux, la gymnastique anguleuse de l’araignée par temps humide au bout de son fil. L’entente était déjà complète avec notre nouveau malgré sa réserve, car alors ainsi se passaient les choses et bien avant les électricités de M. Edison un quart d’heure à peine, et tout le« banc » accompagnait en essaim Baudelaire à son logis, quai d’Anjou en l’Isle, grimpant quatre à quatre et bruyamment le dernier étage du vieil hôtel Pimodan, envahissait l’appartement.

Huile d’Emile Deroy 1844

Je ne peux lire ces lignes sans un serrement de cœur. C’est à Baudelaire que je dois d’avoir connu, aimé Manet, Méryon. Il a écrit quelque part « Les grandes amitiés me viennent surtout de l’esprit. » Pour se rendre entière justice, il eût pu ajouter qu’il n’était pas moins ouvert aux tendres délicatesses du cœur, d’un cœur qui parfois eut faim.28 février 1860. Mon cher Nadar, Un de nos amis communs m’a fait observer, avec le ton du reproche, qu’on ne m’avait pas vu à l’enterrement de ta mère. Tu devines bien pourquoi; je n’ai reçu aucun avis. Quand j’ai vu l’annonce de la mort de Mme Tournachon, c’était dans non pas une invitation collective, mais dans la table nécrologique du Siècle, et je crois bien que deux jours étaient déjà écoulés. Depuis quelques années mon esprit est tellement frappé des idées de solitude et d’abandon, que je serais une brute si je n’étais pas sensible au malheur d’un de mes plus vieux amis. Mais tu es plein d’activité, et tu as un enfant. Ton bien dévoué, Ch. Baudelaire. Ce cruel aveu, l’aveu de cette faim de son cœur, on peut le rapprocher de la dédicace qu’on lit en marge du portrait de Berthe, l’inconnue qu’il avait rencontrée en Belgique « A une horrible petite fille, souvenir d’un grand fou qui cherchait une fille à adopter. »[…]Je le revois aphasique et amaigri, mais toujours conscient et fidèle à son personnage. Tous les lundis, quand le docteur Duval ne s’y opposait pas, nous allions le chercher, Asselineau ou moi, à la maison de santé de la rue du Dôme, et nous le gardions à dîner. La voiture prenait au plus long et par les plus belles voies, tandis que nous tâchions à lui parler de ce ou de ceux qu’il aimait le mieux. Il avait toujours eu le culte de son corps à peine arrivé chez moi, il me montrait ses mains et ilfallait que, manches retroussées, avec le savon, la brosse, la lime, je les fisse plus nettes et plus polies encore que ne le savaient obtenues, une demi-heure auparavant, les soins de l’infirmière. Oh crénom crénom! s’exclamait-il, joyeux, en les faisant jouer dans la lumière. Un soir, il réclama avec tant d’insistance d’entendre un morceau de Tannhauser dont je n’avais pas la partition, qu’on alla réveiller l’éditeur. Crénom Crénom répétait-il avec extase. Et, la dernière fois que je le vis, à la maison Duval, nous disputions de l’immortalité de l’âme. Je dis nous, parce que je lisais dans ses yeux aussi nettement, moi, que s’il eût pu parler« Voyons, comment peux-tu croire en Dieu ? » répétais-je. Baudelaire s’écarta de la barre d’appui où nous étions accoudés, et me montra le ciel. Devant nous, au-dessus de nous, c’était, embrasant toute la nue, cernant d’or et de feu la silhouette puissante de l’Arc de Triomphe, la pompe splendide du soleil couchant. Crénom oh crénom protestait-il encore, me reprochait-il, indigné, à grands coups de poing vers le ciel. Les deux seuls mots qui pussent sortir des lèvres d’où avaient jailli des plaintes immortelles Oh l’horreur de cette fin lamentable, la cruauté effroyable de Celui qui a frappé Baudelaire dans le verbe, Baudelaire, ce sertisseur de de rubis, de gemmes, chrysoprases, comme il avait frappé Beethoven dans l’ouïe et Michel-Ange dans la vue.

Dernière photo de Baudelaire
Théophile Gautier 1811-1872

Extrait d’un article du Moniteur (9 septembre 1867) signé Gautier sur Baudelaire mort le 31 août de cette même année :  » possédant à fond la langue anglaise, il (Baudelaire) débuta par des traductions d’Egar Poë, traductions tellement excellentes qu’elles semblent des œuvres originales et que la pensée de l’auteur gagne à passer d’un idiome dans l’autre. Baudelaire a naturalisé en France cet esprit d’une imagination si savamment bizarre près de qui Hoffmann n’est plus que le Paul de Kock du fantastique. Grâce à Baudelaire, nous avons eu la surprise si rare d’une saveur littéraire totalement inconnue. Notre palais intellectuel a été étonné comme lorsqu’on boit à l’Exposition universelle quelques-unes de ces boissons américaines, mélange pétillant de glace, de soda water, de gingembre et autres ingrédients exotiques. Dans quelle ivresse vertigineuse nous a jeté la lecture du Scarabée d’or, de la Maison Usher, du Cas de monsieur Waldemar, du Roi Peste, de Monosuna, des Dents de Bérénice et de toutes ces histoires si bien qualifiées d’extraordinaires ! Ce fantastique fait par des procédés d’algèbre et entremêlé de science, ces contes, comme l’Assassinat de la rue Morgue, poursuivis avec la rigueur d’une enquête judiciaire, et surtout la Lettre volée, qui pour la sagacité des inductions en remontrerait aux plus fins limiers de police, surexcitaient au plus haut point la curiosité, et le nom de Baudelaire devenait en quelque sorte inséparable du nom de l’auteur américain. Ces traductions étaient précédées d’un travail des plus intéressants sur Edgar Poë au point de vue biographique et métaphysique. On ne pouvait analyser plus finement ce génie d’une excentricité qui semble parfois toucher à la folie, et dont le fond est une logique impitoyable poussant abouties conséquences d’une idée. Ce mélange d’emportement et de froideur, d’ivresse et de procédés mathématiques, cette raillerie stridente traversée d’effusions lyriques de la plus haute poésie, furent admirablement compris par Baudelaire. Il s’était épris de la plus vive sympathie pour ce caractère altier et bizarre qui choqua si fort le cant américain, une variété désagréable du cant anglais, et la fréquentation assidue de cet esprit vertigineux exerça une grande influence sur lui. Edgar Poë n’était pas seulement un conteur d’histoires extraordinaires, un journaliste que nul n’a dépassé dans l’art de lancer un canard scientifique, le mystificateur par excellence de la crédulité béante, c’était aussi un esthéticien de première force, un très-grand poète, d’un art très-raffiné et très-compliqué. Son poème du Corbeau arrive par la gradation des strophes et la persistance inquiétante du refrain à un effet intense de mélancolie, de terreur et de pressentiment fatal dont il est difficile de se défendre. Ce n’est pas faire tort à l’originalité de Baudelaire de dire qu’on retrouve dans les Fleurs du mal comme un reflet de la manière mystérieuse d’Edgar Poë sur un fond de couleur romantique.

Correspondance :

Une lettre de Flaubert à Baudelaire : lundi 22 octobre 1860

Vous êtes bien aimable, mon cher Baudelaire, de m’avoir envoyé un tel livre ! [Les Paradis artificiels] Tout m’en plaît, l’intention, le style et jusqu’au papier. Je l’ai lu très attentivement. Mais il faut d’abord que je vous remercie pour m’avoir fait connaître un aussi charmant homme que le sieur de Quincey ! Comme on aime celui-là !Voici (pour en finir tout de suite avec le mais) ma seule objection. Il me semble que dans un sujet, traité d’aussi haut, dans un travail qui est le commencement d’une science, dans une œuvre d’observation naturelle et d’induction, vous avez (et à plusieurs reprises) insisté trop (?) sur l’Esprit du mal. On sent comme un levain de catholicisme çà et là. J’aurais mieux aimé que vous ne blâmiez pas le haschich, l’opium, l’excès. Savez-vous ce qui en sortira plus tard ? Mais noter que c’est là une opinion personnelle dont je ne fais aucun cas. Je ne reconnais point à la critique le droit de substituer sa pensée à celle d’un autre. Et ce que je blâme dans votre livre est, peut-être, ce qui en constitue l’originalité, et la marque même de votre talent ? Ne pas ressembler au voisin tout est là. Maintenant que je vous ai avoué toute ma rancune je ne saurais trop vous dire combien j’ai trouvé votre œuvre excellente d’un bout à l’autre, c’est d’un style très haut, très ferme et très fouillé. J’admire profondément dans le poème du haschich les pages 27-33, 51-55, 76 et tout ce qui suit. Vous avez trouvé le moyen d’être classique, tout en restant le romantique transcendant que nous aimons. Quant à la partie intitulée Un mangeur d’opium, je ne sais ce que vous devez à Quincey, mais en tout cas c’est une merveille. Je ne sais pas de figure plus sympathique, pour moi du moins. Ces drogues-là m’ont toujours causé une grande envie. Je possède même d’excellent haschich composé par le pharmacien Gastinel. Mais ça me fait peur, ce dont je me blâme. Connaissez-vous dans le Soudan de d’Escayrac de Lauture toute une théogonie et cosmogonie particulière inventée par un fumeur d’opium. Il m’en reste un souvenir « assez farce » mais j’aime mieux M. de Quincey. Pauvre homme ! Qu’est devenue miss Ann ? On vous doit aussi de la reconnaissance pour la petite note relative aux critiques nouveaux. Là, j’ai été gratté ou plutôt flatté à mon endroit sensible. J’attends avec impatience les nouvelles fleurs du mal, mon observation ne peut ici avoir lieu, car le poète a parfaitement le droit de croire à tout ce qu’il voudra. Mais le savant ? Je vous dis peut-être des stupidités ? Il me semble néanmoins que je me comprends. Nous en recauserons. Comme vous travaillez ! — et bien ! Adieu, je vous serre la main à vous décrocher l’épaule.

Caroline Dufays 1793-1871 Mère de Baudelaire

Lettre de Baudelaire à sa mère : Le 6 mai 1861 Ma chère mère, Si tu possèdes vraiment le génie maternel et si tu n’es pas encore lasse, viens à Paris, viens me voir, et même chercher. Moi, pour mille raisons terribles, je ne puis pas aller à Honfleur chercher ce que je voudrais tant, un peu de courage et de caresses. À la fin de mars, je t’écrivais : Nous reverrons-nous jamais ! J’étais dans une de ces crises où on voit la terrible vérité. Je donnerais je ne sais quoi pour passer quelques jours auprès de toi, toi, le seul être à qui ma vie est suspendue, huit jours, trois jours, quelques heures. […]Toutes les fois que je prends la plume pour t’exposer ma situation, j’ai peur ; j’ai peur de te tuer, de détruire ton faible corps. Et moi, je suis sans cesse, sans que tu t’en doutes, au bord du suicide. Je crois que tu m’aimes passionnément ; avec un esprit aveugle, tu as le caractère si grand ! Moi, je t’ai aimée passionnément dans mon enfance ; plus tard, sous la pression de tes injustices, je t’ai manqué de respect, comme si une injustice maternelle pouvait autoriser un manque de respect filial ; je m’en suis repenti souvent, quoique, selon mon habitude, je n’en aie rien dit. Je ne suis plus l’enfant ingrat et violent. De longues méditations sur ma destinée et sur ton caractère m’ont aidé à comprendre toutes mes fautes et toute ta générosité. Mais, en somme le mal est fait, fait par tes imprudences et par mes fautes. Nous sommes évidemment destinés à nous aimer, à vivre l’un pour l’autre, à finir notre vie le plus honnêtement et le plus doucement qu’il sera possible. Et cependant, dans les circonstances terribles où je suis placé, je suis convaincu que l’un de nous deux tuera l’autre, et que finalement nous nous tuerons réciproquement. Après ma mort, tu ne vivras plus, c’est clair. Je suis le seul objet qui te fasse vivre. Après ta mort, surtout si tu mourais par une secousse causée par moi, je me tuerais, cela est indubitable. Ta mort, dont tu parles souvent avec trop de résignation, ne corrigerait rien dans ma situation ; le conseil judiciaire serait maintenu (pourquoi ne le serait-il pas ?), rien ne serait payé, et j’aurais par surcroît de douleurs, l’horrible sensation d’un isolement absolu. Moi, me tuer, c’est absurde n’est-ce pas ? […]Adieu, je suis exténué. Pour rentrer dans les détails de santé, je n’ai ni dormi, ni mangé depuis presque trois jours ; ma gorge est serrée. – Et il faut travailler. Non, je ne te dis pas adieu ; car j’espère te revoir. Oh ! lis-moi bien attentivement, tâche de bien comprendre. Je sais que cette lettre t’affectera douloureusement, mais tu y trouveras certainement un accent de douceur, de tendresse, et même encore d’espérance, que tu as trop rarement entendus. Et je t’aime. C.B.

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

5 réflexions sur “Baudelaire vu par ses contemporains

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