Qu’écrirait aujourd’hui Adrien Marx ? En 1888, il dénonçait dans un des chapitres des Petits mémoires de Paris la nourriture malsaine qui empoisonnait déjà les Parisiens : PARIS QUI MANGE

Nul ne me démentira si je dis que le Parisien n’a plus son bon sens et sa logique d’autrefois. Je parle de l’époque où ses idées ne trahissaient point les affolements de ce jour; où l’éducation morale de ses enfants était plus strictement surveillée; où certains scandales, presque acceptés aujourd’hui, provoquaient les réprobations du plus grand nombre. En ce temps-là, les productions intellectuelles s’affirmaient par des livres honnêtes, de conclusions conformes au Bien et au Vrai; par des pièces où l’esprit et le cœur trouvaient des épanouissements avouables et par des œuvres d’art où le nu lui-même visait à la chasteté plutôt qu’à la grivoiserie. En avançant que ce changement provient de l’altération, sans cesse croissante et sans cesse perfectionnée, des denrées qui constituent notre pâture ordinaire, et que la sophistication des matières insinuées dans nos œsophages a engendré, par le contre-coup de centres nerveux imparfaitement sustentés la phase décadente où nous pataugeons, j’ai l’air de vouloir broder sur une trame fantaisiste, des arabesques originales. Tel n’est pas mon but. D’ailleurs, j’ai pour moi l’opinion des observateurs, des philosophes et des médecins, qui ont, avant moi, constaté les prodromes d’une déchéance qui va s’accentuant. Nous pensons mal, parce que nous mangeons mal et qu’en vertu de lois physiologiques indéniables, l’absorption de substances malsaines inflige un état morbide au cerveau. A l’ère des viandes orthodoxes, des légumes frais, des laitages authentiques et des vins sincères a succédé le règne des biftecks anémiques, des bières salicylatées et des « coupages » qui révoltent Bacchus. Il est clair qu’un homme, repu de brouets perfidement arrosées de mixtures délétères, ne peut réfléchir et agir aussi judicieusement que celui dont les entrailles ont été lestées d’un bagage irréprochable. Ce n’est point à lui, -l’infortuné! – que revient la faute de l’insouciance et de l’aveuglement de son appétit. Il s’attable. sans se douter de l’intoxication dont il sera tout à l’heure l’innocente victime, – grâce à l’habileté culinaire des chefs et des cordons bleus qui masquent, sous des trucs professionnels la qualité défectueuse des éléments végétaux et animaux de leurs préparations. Et le malheureux avale et boit une imbécillité progressive et une mort lente, -en dépit des recherches, des manipulations et des sévérités du laboratoire municipal ! Commençons par le lait. Depuis quelques années, le lait est devenu à la mode. Les étables ouvertes au public, au Jardin d’Acclimatation, dans les expositions et les comices agricoles, ont peut-être éveillé et propagé ce goût. Quoi qu’il en soit, on a été pris de « lactomanie » avec un engouement de nourrisson. Les trink-halls des boulevards et les kiosques des squares ont, tous, subitement vendu du lait; ajoutez que les médecins se sont mis de la partie en préconisant le régime lacté et en l’appliquant à toutes les maladies. Avant que le client ait ouvert la bouche pour expliquer son cas, le docteur lui dit: « Buvez du lait.» Qu’il s’agisse d’entorse ou de maladie de cœur, de rhume de cerveau ou d’inflammations intestinales, sa prescription ne varie guère. « Buvez du lait » est son refrain, son motif favori, comme disent les mélomanes. Il est naturellement advenu que la fraude s’est ingéniée à établir une balance entre la pénurie des sources et l’affluence des buveurs. Et notre capitale a été envahie par une incalculable quantité de dépôts de prétendues fermes où l’on débite dans des récipients de verre, bien et dûment cachetés, un liquide épais et crémeux d’apparence absolument honnête. Ce liquide est, dans certaines boutiques, obtenu par * l’union coupable de la farine de riz avec de la cervelle de cheval et de l’eau légèrement sucrée. Mieux vaut cent fois, que cette bouillie sans caséine, l’ancien lait- généreusement baptisé- qu’on trouvait sous les portes cochères. Ses vertus nutritives étaient médiocres, mais il ne déterminait pas les coliques attribuées naïvement à de mauvaises dispositions ou à des influences atmosphériques. La disette du lait a engendré la disette du beurre. C’était écrit. Alors ont apparu les margarines, produits qui ne sont pas malfaisants, mais qui, entre nous, ne vaudront jamais un Isigny véritable. Et, comme la falsification provoque la falsification de la falsification, l’innocente margarine a été battue en brèche par des contrefaçons criminelles confectionnées avec des graisses douteuses, teintées de jus de carotte et saturées d’essence de noisette. Les dieux seuls savent où la spéculation s’arrêtera sur cette pente néfaste !.. Je sais un très habile chimiste en train d’extraire de la houille une vaseline à laquelle il est certain de communiquer une couleur, une densité et une sapidité qui la rendront l’égale du meilleur beurre de Bretagne. Ce Génie en son genre a déjà trouvé l’œuf artificiel en insufflant, dans des coques vides, un paquet de mucus de graines de lin portant à son centre un amalgame safrané jouant le jaune à s’y méprendre. Seulement, comme sa découverte lui revient trois fois plus cher que l’œuf naturel, il a provisoirement cessé de faire concurrence aux poules et il a remis sa ponte à plus tard. Aux poissons, maintenant. Grâce à une organisation mal entendue du trafic de la marée, je défie un bourgeois de Paris de manger un poisson qui n’ait point été manié, secoué, exposé à toutes les intempéries de l’air et flétri par mille pratiques insidieuses. Trois jours au moins séparent le moment où il est sorti de l’Océan de la minute où il apparaît sur sa table; car il a passé par les mains du pêcheur, du patron de barque, du facteur des voies ferrées, du courtier des halles, du premier acquéreur en gros, du deuxième acquéreur en demi-gros et d’un ou deux revendeurs, avant d’échouer sur l’étal marmoréen des fruitières. De longs séjours sur la glace, des immersions fréquentes et des coups d’éponge répétés lui octroient un aspect de fraîcheur auquel les plus intègres cuisinières se laissent pincer. Et la viande! Négligeons le veau, généralement tué trop jeune, après une enfance maladive, parce qu’elle n’a pas été convenablement soutenue de lait caillé et de barbotages sérieux, et attaquons le bœuf par la culotte, puisque les cornes n’entrent pas dans la nomenclature des insanités culinaires qu’on nous inflige. Le bœuf arrive à Paris dans des conditions telles, que sa chair, quoique vivante en principe, est déjà altérée et morte, altérée par les contrariétés et les privations, morte de fatigue et de besoin. La pauvre bête, arrachée à ses prairies cotentinoises ou nivernaises, a été entassée avec onze compagnons dans un wagon étroit et malpropre. Elle a été ensuite charriée en petite vitesse, durant des milliers de kilomètres, stationnant des heures entières sur les voies de garage, exposée au vent, au soleil et à la pluie, sans nourriture et sans boisson. Si bien qu’elle débarque abrutie, épuisée et les membres ankylosés, pour être dirigée sur les abattoirs, où elle ne subit pas toujours immédiatement la saignée finale. Le filet de ce martyr n’a certainement pas la même saveur que celui d’un animal abattu en pleine vigueur et en pleine santé! Ce qui s’applique au bœuf s’applique au mouton, lequel n’est pas généralement de provenance recommandable. On aura beau présenter un gigot, à la façon d’un bouquet, dans un cornet immaculé de papier-dentelle et le manche orné d’un gaufrage prétentieux, si le quadrupède dont ce gigot a été détaché a consumé ses jours dans des plaines arides, broutant des herbes indigentes et rabougries; s’il a été occis après avoir fourni quatre ou cinq toisons aux ciseaux de maîtres avides, vous ne me le ferez jamais prendre pour du pré-salé. D’autre part, la courte promenade qu’on inflige aux troupeaux menés sur nos fortifications, en attendant l’heure de l’égorgement, n’est point pour ajouter à leur embonpoint et bonifier leurs côtelettes. Le porc ne me pardonnerait pas de l’oublier dans cette étude d’économie domestique. Aussi vais-je en toucher deux mots, par devoir, plutôt que par sympathie. J’ai l’horreur de la charcuterie parisienne depuis que l’on m’a édifié sur les repas des cochons. Je ne garantis rien, mais l’on m’a juré que la plupart des porcs vendus aux commerçants, sous forme de crépinettes et jambonneaux, sont nourris avec les détritus des hôpitaux et les ordures ménagères des casernes, –livrés en baquets aux porcheries de notre banlieue, par une entreprise spéciale. J’ai beau douter du fait, l’idée seule de manger en manière de grillade un cataplasme, qui n’est pas absolument neuf, imprime à mon cœur des soulèvements désordonnés. D’où il appert que nous sommes mal nourris, parce qu’on nourrit mal ceux qui sont destinés à nous nourrir ! Dis-moi ce que tu manges, je te dirai si tu es bon à manger » est un adage de « fine gueule « dont les anthropophages eux-mêmes apprécient la justesse. Entre un naturaliste à lunettes, égaré dans leurs solitudes, et une jeune miss anglaise déposée sur leur côte par un naufrage, ils n’hésiteront pas. La frugalité de la première proie, qu’un biscuit et un verre d’eau rassasient, et le régime de la seconde, agrémenté de rumsteaks opulents et d’ale mousseuse,–leur ont bientôt fait prendre une décision. C’est la miss qui passe d’abord à la broche ! La chair humaine ne me tente pas, mais je suis équitable avant tout. Je déclare qu’à la place des sauvages, j’agirais comme eux. Et, ma foi. pour être absolument sincère, j’avoue qu’une tranche de miss blonde et potelée… Mais je m’égare en des suppositions invraisemblables. Si les légumes et les fruits que l’on cultive supérieurement dans nos environs passaient sans transition de leurs carrés d’origine et de leurs espaliers sur nos assiettes, je n’aurais aucune critique à formuler. Malheureusement, il en est de ces denrée, comme des autres. Ceux qui montant l’avenue des Champs-Élysées ou les grandes artères, vers une heure du matin, croisent des tombereaux bondés de provisions de bouche sur lesquelles sommeille – à même première flétrissure ! un conducteur sans délicatesse, enclin aux plus inconvenantes privautés. Vous ne pensez pas que le navet ou la botte d’asperges qui a servi de sommier à cet automédon ait enduré son contact sans perdre de sa fraîcheur et de son parfum! Il me faut pourtant conclure et ne me point borner à signaler le mal sans indiquer le remède. Me basant sur cette vérité qu’on mange des choses « rationnelles» aux abords des Halles centrales seulement, je désire la décentralisation de leurs bâtiments et la création de dix autres halles importantes dans différentes zones de la capitale. Je sollicite un allègement d’impôt sur toutes les matières de consommation courante; quitte à grever d’une taxe exagérée les comestibles de luxe, tels que les foies gras, les truffes, les primeurs, les liqueurs, etc., etc. Je réclame aussi la création d’inspecteurs incorruptibles et de connaisseurs imbus de ce principe, que « toute chose qui se mange doit être mangée à son heure », et dont la compétence soit assez subtile pour apprécier l’abîme qui sépare une sole fraîche et un abricot récemment cueilli d’une sole caduque ou d’un abricot centenaire. J’exige que les bestiaux convoyés soient plus rapidement et plus humainement amenés à leur destination et que le lait de la ferme de Blagueville-en-Brie ou en Caux soit l’objet d’analyses quotidiennes opérées dans les étables et dans les dépôts. Un contrôle rigoureux nous affranchira seul du rôle de dupe qu’on fait jouer à nos estomacs. De mon plaidoyer résulteront peut-être des réformes profitables à la masse. Je le souhaite en tout cas, le problème doit être facilement résolu, puisqu’il l’a été chez les nations voisines de la nôtre. Je ne suis point le seul à constater, pendant des voyages à l’étranger, que, dans les cités les plus populeuses de l’Allemagne ou de l’Angleterre, on boit du vrai lait, qu’on mange de la viande savoureuse et ,qu’on déguste des » végétables  » de cueillette presque instantanée. Si par un moyen ou par un autre on n’obtient point ces améliorations à Paris, je n’entends plus qu’on me dise de son administration qu’elle est la plus enviable et la plus intelligente du monde; car il me sera démontré qu’elle en est la plus routinière et la plus bête! »

Tout cela laisse pantois, non ? Ce texte est d’une modernité folle et dire que nos médias pensent écrire des vérités nouvelles dans leurs articles écolo-socio-économico-politico-etc.

Adrien Marx 1837-1906

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