Francisque Sarcey (1827-1899) : critique dramatique fort à la mode et que Léon Bloy, le génial pamphlétaire, surnommait : « l’Oracle des mufles » publia, depuis Versailles où il était allé se réfugier, du 6 Mai au 24 Juin 1871, un pamphlet hebdomadaire dont il était le seul rédacteur : Le Drapeau tricolore. Dans cette revue, il laisse éclater sa haine des Communards. Il atteint l’ignominie dans ce journal dont je partage ici quelques extraits dignes d’une anthologie de la haine et peut-être aussi de la bêtise, nées toutes deux, d’un embourgeoisement qui lui avait apporté la prospérité et la gloire…

Francisque Sarcey 1827-1899

 Le samedi 20 mai 1871, on peut lire dans le numéro 3 de son journal, une lettre d’un ami (évidemment fictif) qui décrit ce que ressent le Français face à un Prussien qui, quelques mois plus tôt, était considéré comme un « insolent vainqueur » et dont le visage était « un objet de répulsion » :

« Mon cher ami. Je me suis enfin échappé de cette abominable ménagerie de singes et de tigres, qui fut jadis, au dire de M . Prudhomme, la capitale de la civilisation Il y a toutes sortes de moyens pour sortir de Paris, sans être inquiété. Le plus simple est encore de donner cent sous à l’une des bêtes brutes qui en gardent les portes. J’ai poussé jusque au louis d’or. Pour ce prix-là, j’aurais eu, si je l’avais demandé, toute la bande comme escorte d’honneur. Je n’ai pas insisté. Il m’a fallu marcher toute la journée, n’ayant pu, ni pour or ni pour argent, trouver de voiture Le soir, j’arrivai en vue de X . . . , une petite ville, où je comptais me réfugier, et, en avant de la première maison j’aperçus, assis sur un banc de pierre, un bon gros Allemand, blond, qui fumait par bouffées égales la classique pipe de porcelaine . – C’est bien ici, lui dis-je, la ville de X ? – Ya . – Elle est donc encore occupée par les Allemands ? – Ya . Tu ne saurais imaginer la façon dont fut prononcé ce ya , et ce qu’il y tenait de choses. Il semblait dire, ce ya plus profond qu’une chope d’ Allemagne : Oui, pauvre Français, nous sommes-là, ne crains plus rien; on ne te demandera plus de cartes de civisme, on ne te mettra plus en prison; tu auras le droit d’aller, de venir, de parler à ton aise; tu mangeras à ta faim et tu boiras à ta soif; tu n’entendras plus le canon, et l’on ne te forcera pas de tirer de coups de fusil sur tes compatriotes; tu n’en seras plus réduit à lire l’immonde prose de Félix Pyat les boniments de Jules Vallès ou les sanglantes pasquinades du vaudevilliste Rochefort; tu es ici en pays libre, ya , sur une terre amie, ya , sous la protection des baïonnettes bavaroises, ya , ya . Il y avait dans ce ya de la bonhomie, de la compassion, beaucoup de bienveillance, et comme un sentiment de discipline et de force, qui me rassura et me fit plaisir, en dépit que j’en eusse. Je ne pus m’ empêcher de répéter à mon tour son ya , en essayant d’attraper l’intonation . Il ôta sa pipe de sa bouche : – Ah ! Français , touchours quai , dit – il. – Ya ! ya ! Et nous nous mîmes à rire en face l’un de l’autre. Je t’assure que ce sont de braves gens, et qu’on les a calomniés. Le bruit courut, il y a huit jours, de leur départ. C’était une désolation […] » et après l’énumération de toutes les qualités du vainqueur et la minimisation des actes de guerre, il en arrive à penser que : « La schlague ! ah ! mon ami , l’admirable institution ! Sais-tu le gouvernement qu’il nous faudrait, à nous autres, Français ? Le gouvernement de la schlague ! si le prince Frédérick – Charles veut se porter roi de France, je lui donne ma voix »

Ensuite Sarcey se laisse aller à un petit paragraphe sur le patriotisme dans lequel il dénigre grossièrement l’internationalisme de La Commune : « La Patrie ! qu’est-ce que cela pour ces messieurs de la Commune ? un vain son, un mot dépourvu de sens ; usons de leur langue : une blague ! Ils se sont fait, eux, un cœur plus vaste; ils aiment l’humanité, ils aiment la république; ils aiment la solidarité universelle; ils aiment toutes sortes de choses internationales et cosmopolites; il n’y a dans tout cela que la France qu’ils n’aiment plus. Je me souviendrai toujours d’un mot terrible, qui fut dit à l’un de mes camarades, pendant le premier siège de Paris, et qu’il me répéta le soir même On avait donné ordre à je ne sais quel bataillon de Belleville d’accompagner une sortie. Quelques-uns s’y étaient nettement refusés; d’autres n’y allaient que mollement, avec une visible mauvaise humeur; et comme mon ami leur adressait quelques remontrances : – Tiens ! s’écria l’un d’eux, c’est que nous voulons nous conserver pour la République, nous ! La République, c’était leur patrie. Et encore, quelle république ? celle qui devait les faire, de sa baguette magique, riches sans travail; une république plus imaginaire que le pays de cocagne, où les cervelas pendaient tout cuits aux arbres, et le vin coulait des fontaines. Ah ! pour cette monstrueuse chimère, pour ce rêve absurde, ils se battent comme des enragés, et donnent sans marchander leur vie. Ils envoient à leurs frères d’Allemagne des proclamations toutes chargées de baisers de paix et les signent de leur sang; ils convient à la grande ripaille démocratique et sociale les hommes de toutes langues et de toutes couleurs; ils sacrifient à ces extravagantes visions d’humanitairerie , dont ils se sont coiffé la cervelle, ce bien, cher et sacré entre tous, l’honneur de la Patrie, le nom de la France. »

Le quatrième numéro, celui du 27 mai 1871, est particulièrement ignoble. Après avoir pleuré sur les incendies et donc sur le sort que « cette horde de brigands » réservait à Paris (il est naturellement hors de questions de mettre en cause les fidèles soldats de Versailles) : »Oh ! l’affreux et poignant spectacle que celui qu’il nous a été donné de voir des hauteurs de Saint-Cloud ! » il déverse un flot de haine sur les Communards: « Comme je revenais à Versailles, en proie à ces lugubres visions, je rencontrại sur mon chemin, un long convoi de prisonniers que l’on expédiait de Paris. Je m’arrêtai pour les voir passer. Quel spectacle ! A peine distinguait-on dans le nombre une demi-douzaine de têtes énergiques qui lançaient sur nous des regards hautains ou farouches. Les autres n’avaient pas visage d’hommes. C’était un grand troupeau de bêtes fauves, que leurs gardiens semblaient conduire à l’abattoir . Ils s’avançaient, la tête basse, l’air morne, les bras tombants, le corps tout entier s’affaissant sur lui-même comme si l’âme s’en fût retirée déjà. L’âme avait-elle jamais éclairé de son rayon ces faces patibulaires ou bestiales ? Avec quelle joie sereine, en revanche, l’œil se reposait à côté sur les loyales figures de ces braves gendarmes, qui, marchant d’un pas allègre aux flancs de la hideuse colonne, lui formaient un sévère et martial encadrement. Eh bien ! mon cher, dit derrière moi une voix sèche . . . Je me retournai. C’était un gros monsieur décoré qui causait avec son voisin. Il avait la mine grave, le ventre important et le mystérieux hochement de tête de l’homme qui est sûr de son fait et que l’on ne contredit pas . – Eh bien, mon cher ! – et le bras à demi tendu, l ‘ index fortement appuyé sur le pouce, il découpait d’un geste tranchant et décisif chaque mot de sa phrase – nous n’aurons de repos que lorsque on aura fusillé quatre-vingt mille de ces gredins-là . – Diantre ! se récria le voisin, quatre – vingt mille ! – Quatre-vingt mille, reprit l ‘ homme obèse . Et il articulait, syllabe à syllabe, le chiffre fatal . Quatre-vingt mille ! et dire que cette phrase tombée des lèvres d’un Prudhomme enragé, est peut-être l’expression d’une nécessité réelle ! serait-il donc vrai, grand Dieu, qu’à notre société pourrie, il fallût, pour la remettre sur pied, cette saignée épouvantable ! Un froid me passa dans le dos. Et je me disais, à part moi, tout en marchant, seul avec mes pensées : Et après ? voilà quatre-vingt mille membres gangrenés qu’on aura retranchés du corps social. Mais si le sang est vicié en son fond ? Si les mêmes causes qui ont fait de ces quatre-vingt mille créatures humaines, nées pour être utiles et heureuses, une vaste ménagerie de singes et de tigres, continuent d’agir et poursuivent leur œuvre de corruption morale ? Et de continuer dans l’abject, opposant les ouvriers paresseux aux paysans courageux […] Les ouvriers des villes, et entre tous, les ouvriers de Paris . . , car il ne faut pas se payer de vaines phrases; il ne faut pas, pour se dérober à soi-même la vérité cruelle, mettre au seul compte de la canaille internationale les monstrueux excès qui viennent d’épouvanter l’Europe. Oui, sans doute, ils étaient nombreux ces bandits cosmopolites, qui, des quatre coins de l’univers se sont abattus, comme une nuée de corbeaux; sur la riche proie que leur offrait le hasard; qui se sont répété l’un à l’autre au moment de prendre leur vol : — Il y a là-bas des grades, de l’ argent et des femmes pour tout le monde. Allons-y ! Mais le gros de l’armée, on l’a bien vu par les interrogatoires de prisonniers faits en ces derniers jours, c’étaient des ouvriers de Paris, de mauvais ouvriers, je l’accorde , mais des ouvriers . Et d’où vient donc que les mauvais se comptaient ainsi par centaines de mille ? […] Enfin, pendant que les trois quarts des ouvriers parisiens sont des paresseux et n’ont pris les armes au 18 mars que pour défendre leur droit à recevoir trente sous sans rien faire, le paysan travaille, en cette saison, de quatre heures du matin à sept heures du soir. […] L’ouvrier des villes, le jour où il aurait le pouvoir en main, ferait de notre pays une Pologne, sans la chevaleresque élégance de la noblesse polonaise .

Après ces invectives, l’oncle, ainsi qu’il était surnommé, s’en prend à la soi-disant jalousie de l’ouvrier, prouvant son ignorance de la nature des classes sociales : « L’ouvrier s’était dit, en jetant sur la redingote du bourgeois un regard chargé de haine et d’envie : je vaux assurément mieux que celui-là; j’ai des bras plus robustes; l’esprit moins cultivé peut-être, mais l’intelligence plus ouverte. Pourquoi ne me donnerais-je pas les mêmes plaisirs qu’il se paie ? Pourquoi m’épuiserais-je à la besogne, quand il en prend à son aise et ne fait œuvre de ses dix doigts ! Car c’est un préjugé qu’on ne leur ôtera jamais de la cervelle, qu’il n’est d’autre travail au monde que celui des bras, et que l’homme qui ne peine point sur la scie ou sur le marteau est un fainéant qui s’engraisse de la sueur du peuple. Ah ! s’ils connaissaient la vie de ces bourgeois qu’ils accusent de flânerie ! s’ils les voyaient les uns courbés sur leurs bureaux, durant dix heures de jour, et grattant le papier d’une administration pour un maigre salaire; les autres, attachés à leurs comptoirs du matin à la nuit, et décorés de tous les soucis du commerce; d’autres encore s’acharnant à poursuivre les affaires qui fuient; tous emportés d’une ardeur furieuse vers un travail incessant, enflammé, qui les use avant l’âge !

Ce chapitre sera certes long mais tant de haine, de mépris, de mensonges ne peuvent être ignorés et ne peuvent qu’éclairer sur notre propre société. Les discours, que l’on nous sert aujourd’hui, sont tout aussi pleins de mauvaise foi. Le vision de la vie ouvrière, que Sarcey dit connaître par un ami qui avait été ouvrier avant de devenir journaliste et critique, est assez insoutenable à lire :« Jamais, nous dit-il, je ne m’amuserai comme à cette époque-là. Que de bons tours joués au patron qui comptait sur nous, pour une besogne pressée ! Nous filions, à la muette, de l’atelier, nous grimpions sur l’omnibus, et en route pour Bercy ! que de gibelottes aux petits oignons et d’omelettes au lard arrosées de bleu à quinze ! C’était noce sur noce, tant qu’il nous restait un sou dans la poche. Jamais aucun de nous n’a songé au lendemain. Quand nous étions tous à sec, on se remettait à l’ouvrage; les journées étaient bonnes , et aussitôt la paie touchée, les écus rentraient en danse . Ah ! le bon temps ! … » Oui, le bon temps ! mais le chômage vient, ou la maladie, ou même le dégoût absolu de tout travail; la joyeuse et gaillarde humeur des vingt ans s’est amortie; c’est alors que l’on commence à s’aigrir contre la société; qu’on la trouve injuste et mal organisée . C’est alors qu’au lieu de rentrer humblement en soi-même, et de se dire : Je n’ai pas un sou vaillant; c’est fini de rire; à qui la faute ! et de se frapper la poitrine; on se couvre à soi-même ses vices du voile spécieux des théories sociales et des grandes phrases humanitaires; l’amour-propre froissé envenime sans cesse la blessure; on s’irrite , on s’exaspère; on écoute les prêcheurs de fausses doctrines, les donneurs de perfides conseils; on finit par se persuader à soi-même qu’on est de bonne foi, quand on déblatère contre ceux qui possèdent; quand on se désigne du doigt les uns aux autres leurs maisons, leur argenterie, leurs titres de rente, et qu’on attend la main sur la gâchette du fusil, l’heure de reprendre à ces gras accapareurs, toutes ces richesses qu’ils ont volées au pauvre monde. »

Il me semble que ces extraits sont très représentatifs de la peur d’un bourgeois face à un travailleur qui réclame ses droits. Sarcey publiera son journal pendant 12 semaines, salissant et insultant les uns et les autres, donnant son opinion sur la politique, sur les ruines de Paris, sur Thiers, Gambetta, Hugo…. Il vivra encore 28 ans sans jamais remettre en doute son bon droit de bourgeois offensé et donnera 3 générations de journalistes tous attachés au Figaro et dont le dernier décède en 2010.

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

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