Voici juste pour le plaisir un texte que Ludovic Halévy a laissé dans Notes et Souvenirs, non seulement ses souvenirs sont ceux des derniers jours de la Commune mais aussi ce sont ceux souvenirs de discussions avec le monde qui l’entourait dans ces années 1870. L’anecdote qui suit nous entraîne dans le monde des cochers qui est en fait le même que celui des chauffeurs d’aujourd’hui. Ce texte est d’une rare puissance évocatrice et l’on se sent transporté 150 ans en arrière avec en prime la pensée du cocher sur le suffrage universel !

Ludovic Halévy 1834-1908

« J’ai entendu, ces jours derniers, un cocher de tramway dire très énergiquement, en peu de mots, son opinion sur le suffrage universel. J’étais sur l’impériale du tramway, tout près du cocher qui causait avec un voyageur, mais cette causerie n’était qu’un monologue, car le voyageur ne soufflait mot et jouait docilement, avec des sourires et des gestes d’approbation, le rôle de confident muet.
Le cocher parlait, parlait, parlait, répétant toujours la même chose.
— Pour mener ces voitures-là, voyez-vous, c’est pas la peine d’être cocher, on est là emboîté dans deux petites rigoles… C’est pas moi qui mène mes chevaux, c’est mes chevaux qui me mènent… Autrefois, avant la guerre, j’étais dans une grande maison. Là, il fallait être cocher… Mais ici il n’y a qu’à laisser rouler. Seulement il faut avoir du taque (il voulait dire du tact)… Il faut pouvoir apprécier le danger à trente mètres devant soi… Il faut le deviner… et puis on a affaire à de tels idiots… C’est pas à moi de me déranger. Je peux pas… je suis emboîté… C’est à eux, les idiots… Eh bien! n’est-ce pas? une supposition… V’là une charrette qui se trouverait devant moi, menée par une brute, par un homme de la campagne. Je me mets à corner, à corner, à corner…
Et, en disant cela, notre cocher, pour ajouter à l’effet de son récit, pressait du pied la pédale de son cornet et faisait un vacarme de tous les diables. Les autres voyageurs de l’impériale qui n’entendaient pas le monologue, ne comprenaient rien à cette musique enragée. Pas un obstacle. Pas une voiture devant le tramway. Pourquoi ce tapage ? Le cocher, après avoir suffisamment corné, continua son récit :

— Ils ne se dérangent pas, les animaux!… c’est-à-dire qu’il y a des moments où on a des envies de les enlever, de leur passer dessus, de les mettre en bouillie ; si on ne le fait pas, c’est par humanité. Non, voyez-vous, c’est un métier stupide. C’est-à-dire que ça me fait honte, quand je rencontre de mes camarades d’autrefois, des cochers qui sont dans de grandes maisons, des cochers qui sont des cochers, enfin !
Il recommençait indéfiniment son même discours dans les mêmes termes, quand, tout d’un coup, au coin d’une rue, une charrette se plante devant le tramway, et, sans se soucier des cris, des coups de fouet et du cornet du cocher, continue paisiblement son chemin au pas, au tout petit pas. C’était une charrette avec une bâche, une voiture de la halle… Quelque maraîcher sommeillait probablement là-dessous. Notre cocher écumait — Tenez, en v’là un de ces idiots… un de ces abrutis !
Le cornet faisait un tapage d’enfer; la voiture enfin se dérange, nous laisse passer et le cocher, désignant le conducteur de la charrette, avec un geste de mépris, prononce cette parole admirable :
— Et dire que ça vote ! »

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

Une réflexion sur “Un cocher de tramway

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s