J’ai 60 ans et je pense à ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais accepté de coucher avec ceux qui m’auraient aidée à ouvrir les portes du théâtre. Je n’ai pas voulu suivre les conseils de Barillet ou ceux de Michel Galabru, je croyais naïvement que ma vertu serait préservée et mon talent reconnu ! Quelle petite idiote ! A quoi m’a-t-elle servi ma vertu ? Ai-je été heureuse de lui rester fidèle ? Un seul constat, je n’ai pas réalisé ce qui me tenait tant à cœur, le théâtre ! J’ai été prof., une façon de faire du théâtre en quelque sorte : on joue, on est sur une minuscule scène et l’on créé son rôle ! Est-ce que cela me console ? Au fond, je ne crois pas.
J’ai toujours su faire plaisir aux autres, j’ai toujours su les aider à trouver leur chemin, j’ai toujours accepté d’exaucer les vœux de ceux que j’aime mais ai-je su exaucer mes propres vœux ?
Avec le temps et les déménagements, j’ai dû me séparer de nombreux bibelots et autres objets que j’avais précieusement conservés dans le pauvre espoir de retrouver ceux qui n’étaient plus. Personne ne sait combien il a été douloureux pour moi de m’en séparer. Ils n’avaient d’importance que pour moi, eux qui avaient entouré ma jeunesse, qui conservaient le parfum de ma jeunesse et de ceux que j’avais aimés. Souvent je les revois dans mes rêves, mais ce ne sont que des rêves…
Enfant, je passais toutes mes vacances en Bretagne, dans la maison de famille. A l’adolescence, j’aurais tant aimé partir avec des amis, aller voir un peu comment cela se passait dans le Sud mais les autres partaient et moi je retournais sagement en Bretagne : mes petites révoltes ne servirent à rien. Au final, jeune femme, j’ai désiré partir vivre dans cette lointaine Bretagne. La vie en a décidé autrement.
J’aimais tant Paris et à 30 ans le chagrin m’en a fait partir. 30 ans plus tard, je pleure ma ville, ma rue, mon immeuble. Je m’ennuie. Je m’ennuie en province.
J’ai tant à donner mais personne ne veut de mon présent. Alors je garde en moi tout ce que je voudrais et pourrais transmettre et peu à peu, comme un cancer, ce trop-plein me ronge. Je perds pieds, je me noie en moi-même, le monde s’éloigne. Seule ma petite-fille me ramène au rivage.
Le petit pingouin est triste et les plongeons qu’il aimait tant ne l’amusent plus. Il attend, seul, des compagnons de jeu qui ne viendront pas.
J’ai 60 ans et j’écoute ces musiques sur lesquelles, quand j’étais jeune, je dansais, je chantais, j’espérais. Aujourd’hui, je ne danse plus, je ne chante plus, je n’espère plus. J’ai assez cru pour comprendre la vacuité de mes pauvres espoirs.
Rien de ce que j’espérais ne s’est réalisé, jamais. Je suis seule, si seule que parfois je m’étonne de parler à ceux que j’aime.
Seule avec mon passé, seule avec mes souvenirs, seule avec mes livres, seule avec l’amour… je suis comme un vieil ustensile oublié dans le fond d’un placard, que l’on ressort parfois pour constater qu’il peut encore servir, mais l’on s’en lasse vite et on le remet dans le premier tiroir venu, pour l’oublier aussi vite.
Je me souviens de cette institutrice qui brisa mon cœur de petite fille trop aimante. J’étais en classe de CE1, c’était en 1967, tout le monde parlait de la guerre des Six Jours, les Arabes étaient ridiculisés et le monde soutenait Israël. Dans mon faubourg Saint-Denis, jusque-là nous nous étions côtoyés tous sans haine, sans agressivité, peu importait que l’on soit juif, musulman, chrétien… chacun apportait sa touche et le faubourg était un monde cosmopolite, coloré, bigarré et tellement vivant ! C’est en ce jour de juin, par une après-midi ensoleillée que pour la première fois une camarade de classe me traita de « sale Arabe », interloquée je lui répondis : « Si je suis une sale Arabe, toi tu es une sale Juive » J’avais 7 ans et dans mon innocence, je croyais que nous étions quittes. Mais elle se mit à pleurer tellement fort que Mme Brioude, c’était le nom de mon institutrice, vint la voir. Une fois entrées dans la classe, cette femme que je croyais si bonne, me demanda de me lever et devant toutes mes camarades me fit une leçon que je ne comprenais pas et lorsque je lui expliquais que j’avais répondu au « sale Arabe », elle me jeta un regard méprisant et me lança à la figure : « Ce n’est pas la même chose ! » L’affaire était close, j’étais la méchante petite raciste, je ne savais donc pas qu’une petite Arabe doit recevoir l’insulte sans se révolter. Oh ! Les regards de toutes les autres, j’étais rouge, des larmes commençaient à perler mais je les ravalais bien vite, je me rassis et j’attendis la fin de l’après-midi. Maman me récupéra en pleurs, sanglotant, étouffant, malade. Il fallut me mettre au lit. Fièvre et vomissements inquiétèrent mes parents. Notre docteur de famille leur conseilla de me garder à la maison jusqu’aux vacances, le choc avait provoqué un dérèglement hépatique. Je fus longue à me remettre mais ma constitution me fit retrouver ma vigueur malheureusement une fêlure était apparue qui devait, avec le temps, s’agrandir et s’approfondir et cette fêlure aucun remède ne pourrait jamais la soigner.
A suivre…
Tous droits réservés : Jeanne Bourcier