Voici bien des années que des voisins ont retrouvé Madame Yvonne morte, assise dans son fauteuil, devant sa télévision. Elle vivait dans un confortable appartement au 1er étage d’un immeuble situé face au nôtre, mais nous ne l’aurions pas connue si elle n’avait été l’inénarrable mercière de la rue de la Fidélité.

Elle tenait de sa mère, une boutique sombre et achalandée comme un souk des Mille et une nuits. C’était le royaume des ménagères, des couturières, des tricoteuses, des dentellières, des crochetteuses, des commères du quartier. L’on trouvait dans sa boutique l’aiguille la plus fine, les galons les plus fantaisistes, des fils de toutes les couleurs, des outils spécifiques à chaque corporation du textile, toutes sortes de dentelles, des boutons de toutes formes, de toutes tailles, de toutes beautés, des fermetures éclair minuscules ou immenses, des ciseaux à la forme bizarre, des merveilles qui sont restées dans un coin de ma mémoire. Enfant, j’aimais accompagner Maman dans cette tanière. Il y faisait sombre car la lumière entrait difficilement par la vitrine devant laquelle un pêle-mêle sans nom s’entassait. On distinguait malaisément Madame Yvonne qui, vêtue de vêtements ternes, assise face à sa machine à coudre, un monceau de nippes traînant à ses pieds, se cantonnait à l’espace éclairé par la vitrine. Ses lunettes au bout du nez, ses cheveux gris frisottant autour de son visage sans âge, Madame Yvonne cousait, raccommodait, rapiéçait, ravaudait, remaillait : je ne vis jamais ses mains inoccupées.  

Madame Yvonne avait ses têtes ! Certaines clientes trouvaient qu’Yvonne était un ours mal léché, d’autres trouvaient que Madame Yvonne était une maîtresse femme très sympathique. Mais toutes s’accordaient à dire qu’elle était une mercière hors pair !

Évidemment, Maman se rendait souvent dans cette mercerie pour trouver les matériaux nécessaires aux divers travaux de couture qu’elle exécutait pour notre plus grand plaisir. J’aimais la voir fouiller et farfouiller sur les étagères surchargées ou dans les tiroirs de boutons, demander à Madame Yvonne des conseils de couturière. Mais le frémissement de plaisir venait lorsque Maman, ayant apporté un morceau de tissu, demandait à la mercière d’en faire des boutons. La délicate opération commençait. Le premier geste de Madame Yvonne consistait à vérifier l’épaisseur, la solidité, la qualité du tissu ; après validation, Madame Yvonne faisait apparaître de dessous un amoncellement de bouts de tissus variés, une drôle de machine : une sorte de presse à bouton ! Le deuxième geste consistait à montrer à la cliente, en l’occurrence Maman, les différentes tailles de boutons en fer. Le choix fait, commençait la troisième opération, celle qui me fascinait : elle ouvrait le bouton, posait le tissu sur la partie bombée, la plaçait sur la drôle de machine, emboitait l’autre partie du bouton et hop, elle appuyait sur une manette, le bouton était prêt à être cousu sur le vêtement !

Madame Yvonne avait un petit côté Madame Mim, l’humeur certes, mais aussi la forme de son petit corps rond posé sur de fines jambes, elle savait faire peur aux enfants qui se permettaient de toucher à une machine, à du tissu immaculé, à des boutons fragiles : il fallait se tenir bien sagement à côté de sa mère et écouter sans rien dire les discussions de ces dames ! Mais Madame Yvonne ne se laissait jamais déconcentrer et tout en devisant, elle mesurait le gros grain, comptait les boutons, donnait les fils de bonne couleur, sortait la fermeture éclair adéquate et prenant un petit sac de papier blanc, elle y mettait l’achat et le tendait à la cliente en lui réclamant son dû. La discussion était close, il fallait laisser la place à la cliente suivante !

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

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