Timothée Trimm, pseudonyme d’Antoine Joseph Napoléon Lespès, dit Léo Lespès (1815-1875), était un journaliste, un publiciste, un chroniqueur, haut en couleurs, sympathique et solitaire ! Il fut célèbre ce fondateur de journaux et surtout il fit la gloire du Petit Journal qui fit aussi sa gloire. Voici ce qu’en dit Monselet dans Mes Souvenirs littéraires : « Ce Timothée Trimm est un des hommes de notre temps qui ont bu le plus immodérément à la coupe de la popularité. Il n’a pas été célèbre, il a été fameux, — mais il l’a été autant que qui ce soit au monde, fameux autant que Robinson Crusoé, autant que Polichinelle, autant que Marlborough, autant que Voltaire, autant que Mayeux, autant que Troppmann. Il a eu son heure d’éclat et de bruit, qui a duré huit ou dix ans. C’était hier, c’était avant-hier, c’est-à-dire avant la guerre, dans Paris, alors que Paris était amusant au possible et rempli de gens qu’on montrait du doigt. Ces gens-là se font plus rares de jour en jour. C’est grand dommage. »

Le journaliste Georges Duval (1847-1919) dans Mémoires d’un Parisien en trace le portrait car Timothée ou Léo Lespès ne pouvait laisser indifférent, particulièrement dans le monde journalistique. Haut en couleurs, tonitruant, vulgarisateur de génie, travailleur acharné, assumant son manque d’instruction, généreux et dépensier, il fit couler l’encre de ses confrères : « Une voix de ténor éclate dans les couloirs, celle de Timothée Trimm (Léo Lespès) qui « flanque un ut de poitrine pour embêter Dupré », comme il se plaisait à dire. On ne peut imaginer la popularité de Trimm. Il a tenu dans sa main, et pendant de longues années, le million de lecteurs du Petit Journal. Tout Paris connaît son chapeau rond, ses longs cheveux, sa moustache fournie, son costume de velours que rehausse une cravate flottante blanche ou rouge passée sous un col rabattu et sa chaîne d’or à laquelle on attacherait deux forts percherons. Il n’a aucune instruction, compose des articles à coups de ciseaux dans des volumes, mais possède un tel talent de vulgarisateur qu’il peut se vanter d’avoir, en l’amusant, plus éduqué le peuple que tous les instituteurs du Second Empire. Je sais de lui un article sur L’Iliade que je considère comme le chef-d’œuvre du genre, bien que dans L’Iliade il n’eût vraiment observé que le chien d’Ulysse. Le matin une rangée de fiacres l’attend à sa porte, car il ne marche jamais, son pourboire est large, et le cocher qu’il choisira le gardera toute la journée. Trimm peut oublier de le payer, cela n’a aucune importance, le lendemain l’automédon touchera le double de la somme due. S’il monte ou descend les Champs-Elysées, on le désigne du doigt, comme autrefois l’Empereur. Tient-il enfin le sujet d’article qu’il cherche depuis le matin, il se fait arrêter devant le premier café qui s’offre, s’assied, si l’on est en été, à la terrasse, demande un seau de glace, y plonge la main gauche et réfléchit tandis que le chasseur court après les volumes dont Trimm a besoin pour se documenter. Les badauds s’assemblent, ils se demandent pourquoi Timothée Trimm se congèle la sénestre. Il salue et sourit. Quand le chasseur a entassé sur la table la bibliothèque demandée, Trimm fait remporter le seau, réclame tout ce qu’il faut pour écrire, feuillette les ouvrages, taille à coups de ciseaux, confectionne l’article, tandis que son cocher avale bock sur bock, puis se fait conduire au journal, redescend et saute dans sa voiture, en s’écriant assez haut pour que tout le monde entende :
— Chez ma maîtresse!
Elle s’appelait B., était la sœur d’une chanteuse de l’Opéra en renom. Arrivé chez elle, Trimm s’installait à la turque, avec cette différence que l’absinthe rem- plaçait le café et le cigare le narghilé ; avec cette différence encore que Mlle B. personnifiait la cocotte parisienne mieux que la fille d’un aga. Trimm se livrait alors à des considérations amoureuses sur un mode d’une sentimentalité particulièrement romantique, car il aimait la demoiselle. Je le rencontrai un jour où il venait de la surprendre en flagrant délit avec son coiffeur. Il se dirigeait vers la pharmacie Vial qui existe encore aux environs de l’église Notre- Dame-de-Lorette. Je l’y vois entrer, je le rejoins.
— Qu’avez-vous ? lui demandai-je, comme il s’asseyait, accablé,
— Monsieur, dit-il au pharmacien, qui lui adressait la même question, connaissez-vous un remède pour le cœur ?
— Un arrêt ? Un spasme ? Un battement ?
— Non. J’aime et je suis cocu !
La vieillesse s’empara vite de lui ; la pauvreté s’en mêla, sa vogue disparut. A la fin de ses jours il vécut de petites brochures-réclames pour les grands magasins, brochures que lui écrivait Paul Burani1, déjà nommé. Jamais on ne vit exemple plus frappant de la fragilité des réputations. Ajoutons pour ne décourager personne que la sienne reposait sur des bases chancelantes. »
Ces « petites brochures-réclames » sont des textes publicitaires comme celui-ci :

ou bien un texte pour la brochure que Mr Jules Deris fit de son agence matrimoniale :

Lorsqu’il mourut Adolphe Racot (1840-1887), un romancier qui a laissé des portraits de ses contemporains sous les titre de Portraits d’hier et Portraits d’aujourd’hui, évoquait ces textes alimentaires et en conclusion écrivait : « Pauvre cher Lespès ! que ce dur travail accompli à soixante-quatre ans -pour vivre ! – fasse oublier ce que sa vie a pu avoir, aux yeux de certaines gens. d’excentrique et d’anormal. Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup dépensé, et sur sa tombe on peut écrire ces simples lignes. qui contiennent autant de grandeurs que de faiblesses « Ci-git un homme de lettres qui, pendant dix ans. t’a appris pour un sou ce que tu ignorais. Passant, souviens-toi, et salue ce mort.» «

Timothée Trimm c’est aussi Léo Lespès dans Le Figaro, car cet étonnant personnage écrivait sous différents pseudonymes dans différents journaux ainsi que le note Racot : « Car, à cette époque, c’était le commandeur Léo Lespès., comme c’était la vicomtesse de Vieux-Bois dans je ne sais plus quel autre journal de modes dont le nom m’échappe. Pendant ce temps-là, M. de Villmessant. cet autre homme sonore, cette autre personnalité puissante, avait fondé le Figaro. Lespès était lancé. Il y courut pour donner le temps au grand Millaud de se retourner. Il y donna la partie qui demeura certes la meilleure, je dirai mieux, l’exquise de son œuvre littéraire, entre autres, ces deux études étonnantes de précision et d’esprit, deux qualités que vous ne réunissez plus guère, ô nos reporters ! – la Physiologie de la Banque, et Monsieur de Paris. Ce fut au Figaro qu’il publia cette autre série dont le titre, faillit être celui de Notre-Dame de Paris, – Hugo l’a avoué – , cette gloire en gros sous, comme l’a définie le poète. » Laisser le temps à Millaud afin que celui-ci fonde Le Petit Journal.
Car Timothée Trimm ou Léo Lespès fut avant tout le génial chroniqueur du Petit Journal, fondé par Polydore Millaud.
Après avoir fondé des journaux, après avoir écrit dans différents journaux, Timothée Trimm ouvrit, avec cet engagement au Petit Journal, une nouvelle ère et Monselet, quelque peu ironique pour ne pas dire plus, écrivait à la fin de sa vie dans Mes souvenirs littéraires : » Sur ces entrefaites il fut appelé au Petit Journal pour y écrire un article par jour. Un article par jour ! Dans l’origine cela parut insensé, énorme, monstrueux. On n’avait jamais assisté à un tel tour de force. Pour ce métier nouveau il lui fut nécessaire d’adopter un nom nouveau : le Commandeur Léo Lespès disparut et fit place à Timothée Trimm. Timothée emprunté au Nouveau Testament ; Trimm composé avec le caporal Trimm de Sterne ! Timothée Trimm, juste ce qu’il faut de fantaisie pour le peuple ! Et pendant quelques années le peuple ne jura que par Timothée Trimm ; ce fut un engouement, un fanatisme ; on s’empressa sur les pas de Timothée Trimm, autant pour le voir que pour le lire, car ainsi que je l’ai dit, à tous ses mérites il joignait le physique et le costume d’un Fontanarose. — Un article par jour ? cela supposait pour le peuple un phénomène d’imagination, un puits de science, un colosse d’esprit, un foudre d’éloquence. Un article par jour ! cela résumait aux yeux éblouis des fruitiers et des cochers de fiacre Homère, Chateaubriand et Eugène de Pradel. Aussi la renommée de Timothée Trimm ne connut-elle plus de bornes ; il n’y a pas eu d’acteur plus applaudi dans un théâtre, de gymnaste plus acclamé dans un cirque. C’était bien là l’idée que le peuple se faisait d’un homme de lettres, chez qui il aime à retrouver quelque chose de l’écrivain public. Et puis, pour tout dire, Timothée Trimm avait eu une trouvaille de génie : il avait inventé une langue particulière composée de petits alinéas, qu’il avait empruntés à Emile de Girardin, puis, qu’il s’était ensuite appropriés, et qu’il avait perfectionnés. Et ce style propre à tout rendre, effroyablement clair, il le débitait en menues tranches, à la façon de l’ancien marchand de galette du Gymnase. »
Voici un exemple de sa manière d’écrire extrait de : Les tableaux vivants :


Adolphe Racot, dans son témoignage, exprime son admiration pour ce personnage hors normes : « Timothée Trimm c’était Timothée Trimm, alors le dieu du Petit Journal, l’homme dont chaque passant pouvait contempler, derrière chaque vitrine, depuis les somptueuses de la rue Vivienne jusqu’aux plus infimes de la rue des Vieilles-Haudriettes, la photographie prise sur le vif, souriant d’un rictus bon enfant qui semblait dire « Entrez, entrez messieurs et mesdames » et tenant dextrement, entre le pouce et l’index, à la hauteur de l’œil, la pièce de monnaie qui fut la base de la célébrité, sinon de la fortune du grand Millaud et qui complétait la phrase commencée par le sourire « Un sou Entrez, messieurs et mesdames, ça ne coûte qu’un sou Le Petit Journal, idée sublime pour la réalisation de laquelle Millaud eut la chance providentielle de trouver tout à propos, sous sa main le seul homme capable de lui donner un corps, le seul écrivain rompu au métier, spirituel ‘et habile, de force à mettre en action ce principe admirable de la presse à un sou, coulé en bronze un jour par ce grand remueur de millions et de feuilles imprimées, dans cette formule, dans ce moule superbe : « J’ai eu le courage d’être bête. » »

Albert Wolff, celui qui pensait que Zola « n’était qu’un crétin », journaliste, écrivain, critique et dramaturge, injustement oublié a laissé, lui aussi, ses souvenirs sur Timothée Trimm : » Celui-ci a connu pendant quelques années tous les enivrements de la gloire à Paris; il en avait atteint les hauteurs où commence la popularité. Jamais journaliste n’a régné sur un si grand nombre de lecteurs; il avait la clientèle des villes et celle des campagnes. La France, d’un bout à l’autre, l’écoutait quand il parlait au million de lecteurs du Petit Journal, sous le pseudonyme de Timothée Trimm; il avait débuté comme un véritable artiste, et il a fini dans l’oubli. […] Sous ses dehors excentriques, sous ces vêtements curieux, dont la coupe et le choix des étoffes témoignaient du désir de l’écrivain de se faire remarquer, se cachait un véritable artiste, amoureux de sa profession jusqu’à l’enthousiasme. Un article de Léo Lespès à l’ancien Figaro était toujours un événement; il le caressait pendant des semaines avant de le livrer au lecteur; il ne paraissait ambitionner que les suffrages des délicats. Il y avait deux hommes en Lespès : l’un qui ne semblait demander à la littérature que le moyen de jeter chaque jour un certain nombre de louis par la fenêtre. Celui-là brassait des romans et des articles d’annonces avec une facilité extraordinaire : il eût fait dix articles par jour pour pouvoir s’offrir des asperges en janvier et des fraises en février; il dépensait cinq louis à son déjeuner avec l’aisance d’un grand seigneur doublé d’un fou. […] Mais, en même temps, l’autre Lespès, l’artiste, ciselait avec amour un de ses articles pour l’ancien Figaro, sans souci du plus ou moins d’argent qu’il lui rapporterait, uniquement préoccupé de maintenir sa réputation dans le cercle restreint des amis littéraires et du lecteur délicat. […] Timothée Trimm devint une puissance dans un journal dont le succès dépassait tout ce qu’on avait jusqu’alors vu dans la presse parisienne. […] Nul n’entendait mieux que lui l’art de déguiser une affaire sous un article séduisant. Timothée Trimm bénéficia de l’énorme publicité du Petit Journal dans la mesure de son talent et de son influence. On n’a jamais vu sur le pavé de Paris et on ne verra pas de sitôt un rédacteur gagner les sommes folles qui ont embelli quelques années de la vie.de Lespès. Mais, hélas! il était une de ces natures insouciantes qui ne s’occupent jamais du lendemain, et sa brouille avec la maison Millaud, qui fut le commencement de sa détresse, le surprit dans la même situation pécuniaire où il avait passé sa vie avant qu’il eût trouvé son plus grand succès. Notre pauvre confrère, abattu par l’abandon du public qui ne suivit point son chroniqueur adoré au Petit Moniteur, souffrait peut-être sérieusement pour la première fois de sa vie. »

Wolff fut, comme tous ceux qui ont écrit sur ce personnage attachant, frappé et attristé par sa fin de vie. La guerre de 1870 avait mis fin à ses extravagances, au cocher qui l’attendait au bas de son immeuble, aux dépenses somptuaires : » Lui, qui a passé sa vie en voiture, se traînait péniblement sur le trottoir. Le pauvre Léo faisait peine à voir. Son pantalon à la hussarde flottait autour de ses jambes amaigries par la maladie; le fameux gilet de velours ballottait autour d’une poitrine, autrefois si puissante et dont maintenant la respiration était si pénible qu’elle faisait prévoir le râle final à courte échéance. Autour du cou flottait toujours la fameuse cravate rouge, mais de l’ensemble se dégageait une mélancolie qui serrait le cœur. Lespès ressemblait à un de ces vieux manoirs tombés en ruines et sur la façade desquels le temps a respecté les armes qui témoignent de l’ancienne grandeur du châtelain. Tout ce qui restait de ce passé quelquefois brillant, toujours bruyant de Léo Lespès, ce furent les yeux qui avaient conservé leur fine malice d’autrefois. Vous savez comment il est mort dans cette sinistre maison du faubourg Saint-Denis2, à la maison municipale de santé, où sont déjà restés tant des nôtres. Qui oserait lui reprocher d’avoir fini dans cet état de dénuement, succédant à tant de prodigalité ? Car, en somme, le pauvre homme n’a fait du mal qu’à lui-même. »

Oui Léo Lespès, ou Timothée Trimm peu importe, fut un personnage attachant, un de ces êtres qui ont laissé une trace dans les esprits de ceux qui l’ont lu. Et Eugène de Mirecourt l’avait bien compris, lui qui a laissé à son propos, dans Les Contemporains, tout un texte qui lui rend hommage : « Honneur à l’écrivain qui se rapproche des intelligences modestes , les élève sans s’abaisser , et les instruit sans les corrompre ! C’est la tâche que s’est imposée Léo Lespès , en signant tous les matins , depuis l’an de grâce 1862 , la chronique du Petit Journal , sous le nom de Timothée Trimm , nom dès aujourd’hui célèbre , et qui , sans effacer l’autre , obtient un retentissement universel . ―― Donc , on ne peut trop le répéter, l’écrivain qui a le courage de se mettre au niveau du peuple, afin de lui servir une nourriture intellectuelle entièrement saine; l’écrivain qui tout à la fois vous éclaire et vous amuse , qui intéresse l’esprit sans gâter le cœur, sans attaquer la religion, sans blesser la morale , est au dessus des Victor Hugo et des George Sand … »

Je laisse Charles Monselet conclure avec un texte extrait de La Lorgnette Littéraire sur Léo Lespès, texte écrit en 1857 avant que l’écrivain ne devienne le chroniqueur Timothée Trimm.


1/ Paul Burani (1843-1901) : Comédien, vaudevilliste, librettiste, chansonnier. Il participe à la Commune et créé en 1870 la célèbre chanson Le Sire de Fisch Ton Kan qui sera chantée lors de la Commune pour laquelle il fonda la Fédération artistique comme moyen de soutien.
2/ Maison Dubois du nom du baron Dubois (1756-1837), chirurgien qui part à l’expédition d’Egypte et qui accoucha Marie-Louise. En 1804, il devint chirurgien en chef de l’hospice des malades au faubourg Saint-Denis. Cette maison se situe au 200 de la rue du Fg St Denis et gardera ce nom jusqu’en 1956, date à laquelle elle devint l’hôpital Fernand Widal. Murger, Charles Barbara , Félix Arvert et tant d’autres y moururent.
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