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Charles Barbara 1817-1876

BARBARA (CHARLES) – Talent discret et fort; vie isolée. L’Assassinat du Pont-Rouge et les Histoires émouvantes ont attiré beaucoup l’attention sur lui. (La Lorgnette littéraire : 1857 Charles Monselet)

Fils d’un luthier violent, il quitta Orléans pour Paris afin de poursuivre ses études à Louis Le Grand. Répétiteur à Nantua, il revint à Paris pour trouver un poste de répétiteur chez un homme politique, Edouard Drouyn de Lhuys dont Horace de Viel-Castel1 disait en 1853, dans ses Mémoires : « Drouin de Lhuys, ministre des Affaires étrangères, affecte des airs de fatuité et se pose en Talleyrand; nouvel Atlas, il porte le monde, et pourtant lui et son cortège de diplomates ne sont que des bouffons. A chaque bataille qui sera livrée, nous entendrons ces messieurs s’écrier : les chances de pacification augmentent. »

Dès 1841, Barbara fréquenta les Buveurs d’eau, ce groupe de bohèmes trop pauvres pour acheter du vin et qui comptaient parmi eux, Henri Murger2 qui a laissé leur souvenir dans son ouvrage Les Buveurs d’eau. Dans son introduction, il définit ainsi ces jeunes gens : « Il exista autrefois sous le nom singulier de Buveurs d’eau une petite société de jeunes gens qui, associant leurs espérances et leurs travaux, avaient entrepris de rétablir dans la vie d’artiste les traditions de travail indépendant et sérieux, qui s’oublient si facilement surtout quand elles ont à lutter contre les entraînements de la vogue passagère, ou contre les séductions de l’industrie. Les fondateurs de cette petit église solitaire avaient été poussés au-devant les uns des autres par le hasard des grandes villes. Tous enfants de familles pauvres, ils avaient commencé de bonne heure l’apprentissage des privations. »

En revanche, dans La vie de bohème, Murger fait un tableau peu flatteur de Charles Barbara qu’il peint sous les traits de Carolus Barbemuche pendant deux chapitres :  » Voici par quelle suite de circonstances Carolus Barbemuche, homme de lettres et philosophe platonicien, devint membre de la Bohème en la vingt-quatrième année de son âge. […] Pendant que cette joyeuse compagnie se livrait ainsi aux jeux et aux ris, un personnage étranger, assis au fond de la salle à une table isolée, observait le spectacle qui se passait devant lui avec des yeux dont le regard était étrange. Depuis quinze jours environ, il venait ainsi tous les soirs : c’était de tous les consommateurs le seul qui avait pu résister au vacarme effroyable que faisaient les bohémiens. Les scies les plus farouches l’avaient trouvé inébranlable, il restait là toute la soirée, fumant sa pipe avec une régularité mathématique, les yeux fixes comme s’il gardait un trésor, et l’oreille ouverte à tout ce qui se disait autour de lui. Au demeurant, il paraissait doux et aisé, car il possédait une montre retenue en esclavage par une chaine en or. Et un jour que Marcel s’était rencontré avec lui au comptoir, il l’avait surpris changeant un louis pour payer sa consommation. Dès ce moment, les quatre amis le désignèrent sous le nom de capitaliste. […] Rodolphe comprit qu’il était pris. Curieux, en outre, de voir la couleur du style de Barbemuche, il s’inclina poliment,  en assurant  qu’il était enchanté de ce que  …[…] « Par une froide nuit d’hiver , deux cavaliers,  enveloppés dans les plis de leurs manteaux  et montés sur des mules indolentes,  cheminaient côte à côte sur l’une des routes qui traversent la solitude affreuse des déserts de la Sierra Morena …Où suis-je pensa Rodolphe atterré par ce début . Carolus continua  ainsi  la lecture du premier  chapitre,  écrit tout  dans ce  style. Rodolphe écoutait vaguement et songeait à trouver un moyen de s’évader.

Charles Barbara ne lui pardonna jamais de l’avoir ainsi ridiculisé. Si l’on en croit Monselet3 dans Portraits après décès (1866), Murger possédait « une âme exquise et un esprit élevé », ce que tend à démentir ce portrait de son ami. En revanche, les Goncourt, réputés pour ne pas flatter leurs confrères et amis, écrivaient, en 1855, à propos de Murger : »Murger, froid, fermé, rien de liant, lâche devant toute opinion, trouvant du talent à tout le monde. » et deux ans plus tard alors qu’il était devenu célèbre : « Murger, avec qui nous dînons, nous fait sa profession de foi. Il renie la Bohème et passe, armes et bagages, aux hommes de lettres du monde. » Si l’on s’en tient à la perspicacité des Goncourt, on comprend que Murger ne voulait pas s’encombrer de Charles Barbara qui toute sa vie fut harcelé par les créanciers et ne connut jamais la prospérité. D’ailleurs, le critique littéraire René Dumesnil4 écrit, en 1933, dans son ouvrage Le Réalisme : « Sa vie fut une lutte atroce contre la misère et son œuvre doit à ces circonstances une âpreté et une gravité qui ne sont pas sans grandeur. »

Il restera huit années à Paris, années pendant lesquelles il rencontre Baudelaire, Champfleury5, Nadar, Schanne6 …, ses amis de la Bohème. En 1844, il publiera dans La Gazette de la jeunesse, sa première nouvelle : Le Plat de souliers, histoire gastronomique. Il y décrit la confection d’un plat réalisé avec de vieilles chaussures souillées. Cette œuvre le fait remarquer car ce genre ne prend place dans aucune des écoles littéraires. Il entre alors dans le journalisme en collaborant au Corsaire et à L’Artiste, la revue d’Arsène Houssaye7.

En 1848, il revient, dans sa ville natale Orléans, comme rédacteur en chef au Démocrate et rédacteur en second à La Constitution. Il publia Sue8, Sandeau9, Méry10, …et deux nouvelles d’Edgard Poe, Le Scarabée d’or et Double assassinat dans la rue Morgue. Il se fit aussi critique théâtral et musical.

Champfleury a écrit dans Souvenirs et portraits, un chapitre, Un conteur méconnu, qui retrace non seulement la vie mais aussi le caractère de son ami. Voici donc un long extrait qui parle mieux que ce que je pourrai faire n’ayant pas eu la chance de rencontrer cet écorché vif dont les œuvres devraient avoir leur place dans le « panthéon littéraire »:

« Des yeux bleus ardents et soupçonneux, une barbe blonde, des vêtements modestes,riende remarquable dans la personnalité, sauf quelque roideur, donnaient à l’homme quelque parenté avec la race allemande; mais chacun devait être frappé de ses terribles yeux vifs qui, suivant un mot de Nadar, ressemblaient à ceux d’un sphinx gardant un trésor. L’homme était froid en apparence; la passion bouillonnait en lui, la noble passion de la gloire.[…] Le sphinx venait de terminer l’éducation de deux jeunes gens, et nous attribuions son caractère timide et en dessous à sa modeste position. Reçu cependant dans un groupe joyeux qui traitait la misère par l’indifférence, le sphinx ne dit pas un mot de sa vie passée et ne se confia à personne; mais nous avions tant de folles confidences à nous faire chaque jour, que nous ne nous occupions pas de faire naître celles de l’homme muet, boutonné jusqu’au cou d’un paletot, propre comme celui d’un ancien militaire. Il écoutait, parlait peu, lisait attentivement les journaux, et fréquemment tirait de sa poche un carnet pour prendre des notes. […]Si la musique n’avait adouci cette âme facile à ulcérer, Barbara n’eût pu vivre dans notre monde bruyant. Ami de la solitude, s’enveloppant de mystère, il cachait sa vie de travail comme un crime. Souvent, à minuit, une faible lueur qui s’échappait des mansardes d’une haute maison de la rue Monsieur – le – Prince, nous faisait dire : « Voilà l’heure où Barbara accomplit ses forfaits . » Il ne recevait personne chez lui ; eût-il caché dans un coin le cadavre d’un homme assassiné, qu’il n’eût pas pris plus de précautions pour empêcher les curieux d’entrer. Barbara avait le culte de l’intérieur; peut-être craignait – il que nos gais propos n’effarouchassent les graves pensées qui emplissaient son réduit .[…] Barbara était le plus habile instrumentiste de la bande; fils et frère de musiciens distingués, il avait reçu tout jeune d’excellentes leçons de violon, dont le fruit ne fut pas perdu plus tard, et il apportait dans la conduite du quatuor une émotion contenue qu’on retrouve dans quelques pages de ses écrits. La musique l’humanisait; la douce gaieté des menuets d’Haydn lui faisait oublier momentanément les rudesses de la vie. »

Non seulement la musique apaisait cette âme torturée mais elle lui permettait aussi de survivre en se produisant dans de petits théâtres. Champfleury rendra d’ailleurs hommage au musicien qu’était Charles Barbara en lui dédiant l’ouvrage qu’il consacra à Wagner en 1860.

Alexandre Schanne, un bohème de la 1ère heure et que l’on retrouve dans Scène de la vie de Bohême sous le nom de Schaunard, a laissé, lui aussi, ses souvenirs de l’époque regrettée de la Bohème, époque pendant laquelle il se posa sempiternellement la même question : »suis-je peintre ou musicien ? ». Il laisse donc un portrait de Barbemuche :

BARBEMUCHE
Charles Barbara ne riait jamais lorsqu’on lui demandait si c’était bien lui que Murger avait dépeint dans son livre, sous le pseudonyme transparent de Carolus Barbemuche ? Et il répondait en bougonnant :
– Est-ce que je le sais ?… Allez le lui demander !
Ce mouvement d’humeur provenait de ce que le portrait de Barbemuche est en effet peu flatteur. Le futur auteur de l’Assassinat du Pont-Rouge était fils d’un luthier d’Orléans. Il avait un certain talent sur le violon ; pourtant il ne poursuivait point la carrière musicale, se destinant à l’Ecole polytechnique. Son aspect de quaker, sa tenue noire et boutonnée, autant que l’air sévère de sa physionomie, lui venaient d’une situation de professeur qu’il avait occupée au collège de Nantua.
C’était un brave garçon, mais peu accueillant à première rencontre .[…] Son nom de guerre, Barbemuche, est une ironie de Murger; en effet il ne portait pas de
barbe, parce que peut-être la nature ne lui en avait-elle point donné. Il en est de même pour son véritable nom de Barbara ; chez lui la physionomie était douce et sérieuse, à l’ air toujours étonné ; surtout elle n’avait rien de barbare. […] Le jeune ménage alla cacher sa lune de miel dans une maison de la route d’Orléans. Deux fils étaient nés de ce mariage ; le plus jeune fut emporté par le choléra de 1865 . Il venait de rendre le dernier soupir lorsque sa mère, affolée de douleur, courut demander du secours, un appui, des consolations à un ami de la famille qui demeurait au centre de Paris. Le fléau qui décimait la population, atteignit en chemin la pauvre femme. C’était un cas foudroyant et elle succomba. Au moment où on rapportait son cadavre, sa mère mourait aussi du même mal. Trois catastrophes en quelques heures et à un même foyer !… Barbara resté seul avec son fils aîné, enfant de trois ans et demi, tomba gravement malade. La Société de Gens-des-lettres le fit transporter à l’Hospice Dubois. Après quelques jours de fièvre ardente, il commença à se rétablir. Cependant, à mesure que l’équilibre se refaisait en lui, il n’en voyait que plus clairement le navrant tableau de sa maison désormais déserte.
Un matin, il pria le malade, avec qui il partageait sa chambre, d’aller lui faire je ne sais quelle commission. C’ est alors que, se trouvant seul, il ouvrit la fenêtre et se précipita sur le pavé de la cour. »

Alphonse Daudet en fut si bouleversé que dans sa nouvelle : L’homme à la cervelle d’or, il souligne que son chagrin ne le pousse pas à écrire des histoires gaies alors que la vie dans son moulin est entourée de gaité : « Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, iI m’envoie les éclaboussures de ses tristesses… À l’heure même où j’écris ces Iignes, je viens d’apprendre Ia mort misérable du pauvre Charles Barbara ; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales ! Je n’ai plus Ie cœur à rien de gai… Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m’étais promis de vous faire, vous n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique.

Mais Charles Barbara n’était plus un inconnu, son livre : L’Assassinat du Pont-Rouge l’avait fait reconnaître par le grand public au point que les spirites, fort à la mode en 1866, firent un article sur la communication qu’il avait donnée depuis l’Au-Delà :
« Permettez, messieurs, à un pauvre Esprit malheureux et souffrant, de vous demander l’autorisation de venir assister à vos séances, toutes d’instruction, de dévouement, de fraternité et de charité. Je suis le malheureux qui avait nom Barbara, et, si je vous demande cette grâce, c’est que l’Esprit a dépouillé le vieil homme, et ne se croit plus aussi supérieur en intelligence qu’il le croyait de son vivant.
Je vous remercie de votre appel, et, autant qu’il est en mon pouvoir, je vais essayer de répondre à la question motivée par une page d’un de mes ouvrages ; mais, je vous prierai, au préalable, de faire la part de mon état actuel, qui se ressent fortement du trouble, tout naturel du reste, que l’on éprouve à passer brusquement d’une vie à une autre vie.
Je suis troublé pour deux causes principales : la première tient à mon épreuve qui était de supporter les douleurs physiques que j’ai éprouvées, ou plutôt que mon corps a éprouvées, lorsque je me suis suicidé.
Oui, messieurs, je ne crains pas de le dire, je me suis suicidé, car si mon Esprit était égaré par moments, je l’ai possédé avant de me briser sur le pavé, et… j’ai dit : tant mieux !… Quelle faute et quelle faiblesse !… Les luttes de la vie matérielle étaient finies pour moi, mon nom était connu, je n’avais plus désormais qu’à marcher dans la voie qui m’était ouverte et qui était si facile à suivre !… J’ai eu peur !… et pourtant aux heures d’incertitude et de découragement, j’avais lutté quand même. La misère et ses conséquences ne m’avaient pas rebuté, et c’est lorsque tout était fini pour moi, que je m’écriai : Le pas est fait, tant mieux !… je n’aurai plus à souffrir ! Egoïste et ignorant !…
La seconde, c’est que, lorsqu’après avoir erré dans la vie, entre la conviction du néant et le pressentiment d’un Dieu qui ne pouvait être qu’une puissance seule, unique, grande, juste, bonne et belle, on se trouve en présence d’une multitude innombrable d’êtres ou Esprits qui vous ont connus, que vous avez aimés ; que vous retrouvez vivantes vos affections, vos tendresses, vos amours ; quand vous vous apercevez, en un mot, que vous n’avez fait que changer de domicile. Alors, vous concevez, messieurs, qu’il est tout naturel qu’un pauvre être qui a vécu entre le bien et le mal, entre la croyance et l’incrédulité sur une autre vie, il est bien naturel, dis-je, qu’il soit troublé… de bonheur, de joie, d’émotion, un peu de honte, en se voyant obligé de s’avouer à lui-même que, dans ses écrits, ce qu’il attribuait à son imagination en travail, était une puissante réalité,
et que souvent l’homme de lettres qui se bouffit d’orgueil en voyant lire et en entendant applaudir des pages qu’il croyait son œuvre, n’est parfois qu’un instrument qui écrit sous l’influence de ces mêmes puissances occultes dont il jette le nom au hasard de la plume dans un livre.
Combien de grands auteurs de tous les temps ont écrit, sans en connaître toute la valeur
philosophique, des pages immortelles, jalons du progrès, placés par eux et par l’ordre d’une puissance supérieure, pour que, dans un temps donné, la réunion de tous ces matériaux épars forme un tout d’autant plus solide qu’il est le produit de plusieurs intelligences, car l’ouvrage collectif est le meilleur : c’est, du reste, celui que Dieu assignera à l’homme, car la grande loi de la solidarité est immuable.
Non, messieurs, non, je ne connaissais nullement le Spiritisme, lorsque j’écrivais ce roman, et je vous avoue que je remarquai moi-même avec surprise la tournure profonde des quelques lignes que vous avez lues, sans en comprendre toute la portée que je vois clairement aujourd’hui. Depuis que je les avais écrites, j’ai appris à rire du Spiritisme, pour faire comme mes éclairés collègues, et ne point vouloir paraître plus avancé dans le ridicule qu’ils ne voulaient l’être eux-mêmes. J’ai ri !… ; je pleure maintenant ; mais j’espère aussi, car on me l’a appris ici : tout repentir sincère est un progrès, et tout progrès mène au bien.
N’en doutez pas messieurs, beaucoup d’écrivains sont souvent des instruments inconscients pour la propagation des idées que les puissances invisibles croient utiles au progrès de l’humanité. Ne vous étonnez donc pas d’en voir qui écrivent sur le Spiritisme sans y croire ; pour eux c’est un sujet comme un autre qui prête à l’effet, et ils ne se doutent pas qu’ils y sont poussés à leur insu. Toutes ces pensées spirites que vous voyez émises par ceux mêmes qui, à côté de cela, font de l’opposition, leur sont suggérées, et elles n’en font pas moins leur chemin. J’ai été de ce nombre.
Priez pour moi, messieurs, car la prière est un baume ineffable ; la prière est la charité que l’on doit faire aux malheureux de l’autre monde, et j’en suis un.
Barbara. » 

Plus sérieusement cet ouvrage, L’Assassinat du Pont-Rouge, avait reçu une critique fort positive de Barbey d’Aurevilly, dans Romanciers d’hier et d’avant-hier, dont voici deux extraits :

Enfin Baudelaire, lui-même, s’intéressa à Charles Barbara, se démenant pour que celui-ci fut publié, il lui écrit le 15 juillet 1852 :

Mon cher Barbara, je cherche votre adresse, et comme vous avez oublié de me la donner, je suis obligé de laisser cette lettre à Busquet, qui se charge de vous trouver. Quand il vous plaira d’aller trouver M. Maxime Du Camp, et de lui présenter une nouvelle, vous serez TRES BIEN RECU. Je n’ai pas besoin de vous parler de la chaleur que j’ai mise à prêcher votre valeur. – Je lui ai promis la petite nouvelle du Bulletin, mais je ne peux pas la retrouver. M. Maxime Du Camp est le seul homme d’action de la Revue de Paris. Il est le seul qui malgré une querelle niaise m’ait rendu des services. Et il a plus d’intelligence que toute la bande.

Et en 1857, dans sa critique littéraire de Mme Bovary, Baudelaire rend hommage au travail de son ami : Plus récemment encore, M. Charles Barbara, âme rigoureuse et logique, âpre à la curée intellectuelle, a fait quelques efforts incontestablement distingués; il a cherché (tentation toujours irrésistible) à décrire, à élucider des situations de l’âme exceptionnelles, et à déduire les conséquences directes des positions fausses. Si je ne dis pas ici toute la sympathie que m’inspire l’auteur d’Héloïse et de L’Assassinat du Pont-Rouge, c’est parce qu’il n’entre qu’occasionnellement dans mon thème, à l’état de note historique.

Dans cet ouvrage, Barbara avait cité un sonnet de Baudelaire Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, qui paraîtra, deux ans plus tard, dans les Fleurs du Mal. Le poète n’y était pas nommé, mais décrit sous ces traits si justes : « un poète chez lequel une aptitude décidée pour les spéculations les plus ardues n’excluait pas une poésie chaude, colorée, essentiellement originale et humaine. » Les liens entre Baudelaire et Barbara étaient forts et sincères, ils reposaient sur une entente et une complicité intellectuelles qui s’expriment à travers leur admiration commune pour Edgar Poe, qu’ils découvrent, tous deux, en 1847. On trouve d’ailleurs, chez Barbara, une influence de Poe, dans de nombreuses nouvelles, le fantastique, le bizarre, le surnaturel comme dans Les Jumeaux, Le Plat de souliers ou encore Le Major Whittington, pour ne citer que ces nouvelles. Même Jules Verne fut influencé par sa vision du monde dans lequel apparaissent le télégraphe électrique, le phonographe, les gratte-ciels, la machine à calculer, l’anesthésie, le traitement de maladies graves …

En 1867, devait être édité Crimes et Châtiments de Dostoïevski, coïncidence ou hasard, le thème est identique à celui de L’Assassinat du Pont-Rouge et Dostoïevski lisait parfaitement le français. Cela restera à jamais un mystère. Zola aussi s’inspira ouvertement de cet ouvrage :  » Dans Thérèse Raquin, l’action ne rappelle-t-elle pas certain roman de Charles Barbara (L’Assassinat du Pont-Rouge) publié en 1859. C’est le même adultère, la même noyade du mari, la même tragédie du remords. » écrivent Léon Deffoux et Émile Zavie dans Le Groupe de Médan (1920).

Enfin, l’on peut considérer son roman L’Assassinat du Pont-Rouge comme le précurseur du roman policier français ainsi que le notait, en 1976 dans la revue Europe, l’historien du roman populaire Yves-Olivier Martin : « C. Barbara est en fait l’inventeur du genre, puisqu’il publia L’Assassinat du Pont-Rouge en 1855. C’est le premier récit d’énigme, avec un personnage de détective et un drame intime. »

Voilà donc Charles Barbara, cet être sensible et cultivé, que la vie n’épargna à aucun moment. Il est important de rendre à César ce qui est à César, alors rendons à Barbara, la place qu’il se doit d’avoir dans la littérature française, lui qui influença, inspira des auteurs comme Zola, Verne et autres.

Caricature de Charles Barbara par Nadar

1/ Horace de Viel Castel surnommé Fiel Castel (1802-1864) : Premier conservateur de ce qui deviendra le Musée du Louvre, alors appelé le Musée des Souverains. Il laissa ses Mémoires qui sont un extraordinaire document sur le Second Empire, elles furent publiées 20 ans après sa mort et bouleversèrent quelque peu l’image idyllique de cette période, ce fut un scandale : tous les politiques, militaires, écrivains, artistes et même la famille royale n’échappèrent pas à sa plume cinglante, d’où son surnom.

2/ Henry Murger (1822-1861): Ecrivain connu et célèbre à la publication de son roman Scènes de la vie de Bohème.

3/ Charles Monselet ( 1825-1888) : Ecrivain, journaliste, poète, auteur dramatique, il a laissé de beaux témoignages sur Paris et les artistes qu’il a fréquentés. Extrêmement gourmand et gourmet, il fut surnommé le Roi des gastronomes. Il a laissé des sonnets sur le cochon, la truite, les asperges …

4/ René Dumesnil (1879-1967) : Médecin et critique littéraire, spécialiste de Flaubert sur lequel portait déjà sa thèse de médecine : Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode . Il devient plus tard, critique musical au Monde, au Mercure de France …

5/ Champfleury (1821-1889) : De son vrai nom Jules Husson, il est un touche à tout de la littérature. Il a défendu le Réalisme, il a été journaliste, nouvelliste, dramaturge, essayiste, romancier, critique d’art, témoin de son époque et même expert en chats et en faïence puisqu’il devint, en 1872 et jusqu’à sa mort, chef des collections de la Manufacture de Sèvres, puis conservateur du musée et des collections à la Manufacture et, enfin, sous-administrateur en 1887, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort. Charles Monselet a laissé ce court portrait dans La Lorgnette Littéraire : CHAMPFLEURY. – Je suis discuté donc je suis ! Voilà ce que M. Champfleury peut se dire. Et n’est pas discuté qui veut ! Enthousiaste minutieux du génie de Balzac et d’Hoffmann, dont ses œuvres portent le double reflet, il a poussé de toutes ses forces au mouvement unanime qui se produit aujourd’hui en faveur de ces deux inventeurs. Travailleur obstiné, contestable, contesté, il ne cesse de réagir contre la puérile école des phraseurs ; peut-être même, comme tous les réactionnaires, est-il excessif et conduit-il trop loin son mépris de la rhétorique en l’étendant jusqu’à la grammaire. – La peinture lui doit des impulsions analogues ; ses articles nombreux ont aidé à remettre en lumière Chardin, Le Nain et les peintres d’intérieur. Il a deviné et annoncé M. Courbet , car , en 1848, signalant le tableau de La Nuit de Walpurgis, il écrivait ces lignes : « Souvenez-vous de cet inconnu qui s’appelle Gustave Courbet ; ce sera bientôt un grand peintre. » Grand peintre, la question n’est pas encore résolue, mais à coup sûr, c’est un peintre renommé. M. Bonvin doit également à M. Champfleury une partie de sa légitime réputation.

6/ Alexandre Schanne (1823-1887) : Peintre et graveur, musicien et poète et fabricant de jouets lorsqu’il repris le négoce de son père, à la mort de ce dernier. Il laisse ses souvenirs de la Bohème et de ceux qui servirent de modèles à Murger pour Scènes de la vie de Bohème.

7/ Arsène Houssaye (1814-1896) : Ecrivain prolifique, critique d’art apprécié, administrateur audacieux de la Comédie Française de 1849 à 1856, directeur de la revue L’Artiste, beau et intelligent, généreux et fidèle en amitié selon les dires, il fit fortune grâce à des spéculations immobilières et mena une vie de fêtes, très recherchées par ses contemporains. Dommage qu’il se soit abaissé à faire la cour à Napoléon III. Mais voici quelques témoignages : Charles Monselet en quelques mots laisse deviner ce que fut Houssaye : HOUSSAYE (ARSÈNE). – Un moulin , un violon , une rose, un pinceau, une épée, une bergère, un agneau , une grappe, un rayon, un sourire, une boucle, une comédienne, un flacon, une fenêtre, une barque , un cigare, une étoile , un tricorne, une houlette , un cœur, une plume, un médaillon et un fauteuil . Olympe Audouard : Nouveau Saladin, il est beau, d’une beauté attractive, grand, la taille élégante; ses traits ont la régularité antique, son front est immense comme tout front de penseur; ses cheveux longs, soyeux, bouclés, sont d’un blond couleur vieil or; ses grands yeux d’azur ont un regard profond qui semble s’enfoncer dans les mystères du passé et dans ceux de l’avenir; mais lorsque ce regard se fixe sur vous, il est franc, loyal et souriant; l’expression habituelle d’Arsène Houssaye est une mélancolie calme; il y a en lui du rêveur et du philosophe. Son âge? je l’ignore; mais il est de ceux qui restent toujours jeunes, n’étant ni sceptique au bien et au beau ni sceptique à l’amour. Si les années ont mis des fils d’argent dans sa blonde chevelure, elles ont laissé son cœur et son esprit dans toute leur verdeur. Un trait distinctif de la nature de ce charmant poète, c’est qu’il a horreur du laid et du vulgaire; le beau artistique est un besoin de sa nature, il est inné en lui.

8/ Eugène Sue (1804-1857) : Deux visions de celui qui fut le maître du feuilleton, le père des Mystères de Paris : celle de Viel-Castel qui voit en lui un « socialiste débauché » ou celle du « grand bourgeois qui découvrit la misère et s’engagea contre elle. » Quoi qu’il en soit «  Ce fut un auteur qui connut un succès incommensurable, porté aux nues par tout un peuple, tant en France qu’à l’étranger, mais qui après sa mort fut totalement ignoré par l’université et l’histoire littéraire. Il mourut pauvre, en exil, ayant sacrifié à ses convictions sa tranquillité et sa fortune. » (BNF)

9/ Jules Sandeau (1811-1883) : « Les commencements littéraires de Sandeau ont une grâce romanesque. Léonard – Sylvain – Jules Sandeau arriva d’Aubusson à Paris vers 1830, à peine âgé de
vingt ans. On le destinait au droit, il se destina à la littérature. Son premier roman fut écrit en collaboration; il était intitulé Rose et Blanche, et signé Jules Sand. – Rose et Blanche ne parait pas avoir eu un grand retentissement, malgré la vignette romantique dont l’ éditeur l’avait décoré, et bien que les exemplaires en soient introuvables aujourd’hui. La collaboration fut brisée et elle ne se renoua jamais. Seul désormais, Sandeau s’achemina vers les revues qui lui furent hospitalières. C’était un jeune homme très doux et suffisamment paresseux pour ne point alarmer ses confrères. Il rencontra sur le seuil de la Revue de Paris un autre jeune homme aussi doux que lui, M. Arsène Houssaye, avec qui il se lia d’ amitié , – et avec qui il publia un livre de nouvelles blondes. Jules Sandeau était déjà ce talent délicat et ému que l’on connaît . » Monselet Petits mémoires littéraires

10/ Joseph Méry (1797-1866) :  « C’est une de ses créatures à part que Dieu a faites en souriant, et dans laquelle il a mis tout ce qu’il y a de bon, d’élevé et de spirituel dans les autres hommes. Méry, c’est un cœur d’ange, c’est une tête de poète, c’est un esprit de démon » écrivait Dumas dans Impressions de voyage : Midi de la France. Sentiment corroboré par Banville dans Souvenirs : « Ceux qui n’ont pas connu Méry devineraient difficilement à quel point il fut quelque chose d’inouï et de fabuleusement original. », par Claudin :  » … la partie anecdotique et intime de l’existence de ce poète original, de cet écrivain charmant qui dépensa dans la conversation avec ses amis autant de talent et
d’esprit qu’il y en a dans ses œuvres complètes. »

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

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