Rue de la vieille Lanterne : Léopold Flameng

Je veux juste partager avec vous ce très beau texte d’Arsène Houssaye sur la mort de son ami Gérard de Nerval. Je ne peux le lire sans avoir le cœur serré et l’envie de pleurer. Ce texte est extrait d’un ouvrage collectif dont le graveur et l’illustrateur est Léopold Flameng : Paris qui s’en va

Léopold Flameng 1831-1911

RUE DE LA VIEILLE-LANTERNE.
Rue de la Vieille-Lanterne ! Voilà une rue qui n’a connu ni le soleil, ni le gaz. Elle n’a connu que le fallot du diable. Demandez plutôt à cette belle eau forte de Leopold Flameng.
Un artiste de mes amis, qui a de fort belles connaissances, m’apprend qu’il a passé toute une soirée avec le dernier ravageur de la rue de la Vieille-Lanterne. Ce jour-là, il était invité à un thé, dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré : il a mieux aimé prendre une choppe avec le ravageur. Voilà un homme du inonde
comme je les aime.
Or, ce fut ce soir-là que mon ami, un curieux, un chercheur, un affamé d’imprévu, apprit la géographie de ce pays perdu, qui ne se retrouvera que dans
l’histoire.
Quel pays ! On y arrivait autrefois par la rue Trop Va qui Dure, en côtoyant la hideuse prison du Châtelet, et en suivant la rue de la Tuerie. La place du Châtelet, créée par Napoléon Ier, ne supprima rien de l’odieux de la rue de la Vieille-Lanterne : elle eut toujours son repaire et son égouts.
Mais cet égout était un autre repaire, une autre forêt de Bondy, où les arrière-neveux de Cartouche, qui avait saintement fini près de là, passaient les heures du sabbat autour d’une rôtissoire maudite de tous les marchands de volailles. Le dernier ravageur a raconté à mon ami comment on faisait ripaille sous ces voûtes ténébreuses. On y maria même un voleur et une rosière. On y fiança un Quasimodo à une Esmeralda. L’eau de l’égout se changea-t-elle en vin comme
aux noces de Cana ?
Qui croirait que Gérard de Nerval, qui a vécu d’abord dans l’atmosphère du meilleur monde, qui a aimé les belles héroïnes, qui était un raffiné, qui se croyait le fils d’un prince, soit allé traîner ses dernières visions dans cette rue infâme ? C’est qu’il croyait retrouver là ses amis des autres siècles, les Pierre Gringoire et surtout les Nicolas Flamel.
Depuis la mort de Gérard de Nerval, la rue de la Vieille-Lanterne, qui n’était connue que par les Athéniens qui l’habitaient, a été visitée par les gens de lettres, les artistes, je ne dirai pas les gens du monde, mais les femmes du monde, celles qui avaient lu les œuvres du voyageur, ou celles qui sont curieuses tout simplement et qui vont voir plaider les causes célèbres.
Tout le monde a été là comme à un funèbre pèlerinage. Quelques artistes, entre autres Célestin Nanteuil et Gustave Doré, ont voulu, comme Léopold Flameng, conserver à une autre génération l’aspect sinistre de cette rue immonde. L’ARTISTE a publié le dessin de Célestin Nanteuil. On n’a pas plus de précision et plus de caractère en même temps ; c’est la vérité telle qu’elle est ; c’est la solitude d’une Pompéia infâme, mais il semble qu’on y voit passer une âme en peine.

Célestin Nanteuil 1813-1873


M. Gustave Doré est parti de la vérité pour aboutir aux visions les plus étranges : c’est tout un tableau où la pensée se perd dans les sombres et radieux voyages
de la mort. On y voit Gérard de Nerval posant presque le pied sur le dernier degré de cet escalier des enfers. On y voit l’âme du poète qui s’envole, qui fuit
ces odieuses ténèbres pour aller retrouver au banquet éternel les muses qui lui ont souri et les femmes qu’il a aimées.

Gustave Doré 1832-1883


La rue de la Vieille-Lanterne disparut, il y a quatre ans, sous le marteau béni des démolisseurs. N’est-il pas triste de songer que si cette rue, où la mort dressait
ses embûches, eût disparu un mois plus tôt, Gérard de Nerval serait peut-être encore parmi nous?
La question du suicide est d’ailleurs toujours controversée. Félicien Mallefille a dit en prose, et Roger de Beauvoir a dit en vers, que Gérard, ne sachant que faire de son corps, qui l’embarrassait à toute heure, lui qui était tout âme, l’avait accroché là comme une vieille défroque. Mais il n’est pas bien prouvé que Gérard de Nerval se soit lui-même chargé de cela : Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. Il était sur ce point de l’avis du bonhomme Chrysale. Il s’amusait comme un enfant, à tous les spectacles de la vie ; il savait bien que le dernier voyage ne lui manquerait pas et qu’il en avait encore plus d’un à faire sous le soleil. Car ce n’est pas la misère qui l’a conduit à la mort ; jamais un homme n’a trouvé plus de sympathies : il n’avait qu’un pas à faire pour rencontrer un ami. Si on voulait établir le budget de la dernière année, au ministère de l’instruction publique, à la Comédie-Française et dans les journaux, on verrait qu’il aurait pu vivre à peu près comme un général qui n’a que son épée pour toute ressource. Gérard n’avait que sa plume, mais cette plume comptait déjà assez de conquêtes pour ne pas laisser mourir de faim celui qui était à bon droit fier de la porter. Rappellerons-nous ici que Gérard trouvait toujours, sans avoir besoin d’argent, un refuge assuré chez ses amis, ou dans la belle villa du docteur Blanche, à côté d’Antony Deschamps. C’était pour Théophile Gautier comme pour moi une vraie fête de famille, que de le voir arriver : nous nous le disputions. Il avait à Beaujon, un petit appartement dans mon jardin, mais il aimait mieux la belle étoile. Il avait trouvé, outre les ressources de son esprit, dans la sollicitude de M. le Ministre d’État, de quoi faire un nouveau voyage en Orient. Il voulait voir Jérusalem; qui sait ? C’est peut-être ce dernier voyage qui lui a manqué.
Gérard de Nerval, une première fois, était parti pour l’Orient avec un louis dans sa poche, et il était arrivé en Orient, et il s’y était marié, et il en était revenu comme par une série de miracles. On voit que l’argent n’était pas son grand cheval de voyage dans la vie. L’opinion de quelques philosophes du quartier est
que Gérard de Nerval a été « accroché à la grille par les escarpes qui l’avaient volé ou qui le craignaient comme un suppôt de M. le préfet de police. » En effet,
que devaient penser les voleurs en voyant Gérard de Nerval s’attarder avec eux, sans leur parler jamais, dans les cabarets nocturnes ? Il a dû souvent, sans y
songer, faire manquer un beau fait d’armes. Il n’écoutait pas, mais on jugeait qu’il avait des oreilles. Il était donc mal vu par la police et par les pipeurs.
II
Si l’on admettait un instant que Gérard de Nerval fût mort de misère, — voulant cacher sa misère —quelle sombre page que l’histoire de sa dernière pièce de cent sous ! Mercredi, 24 janvier 1855, à midi, il écrivait à un ami d’enfance : « Viens me reconnaître au poste du Châtelet. » L’ami du poète se hâta d’aller au poste du Châtelet. Dès qu’il eut réclamé Gérard de Nerval, le pauvre poète — le pauvre fou — sortit « du violon » accompagné de deux soldats.— On ne saurait peindre l’impression que ressentit l’ami appelé, à la vue d’un ami si cher, dans l’attitude accablée d’un homme qui n’a plus ni feu ni lieu, vêtu comme aux beaux jours de juillet. Or, on était au 24 janvier, et la Seine charriait des glaçons.
Un officier de police vint interrompre l’accolade des deux amis. Il crut qu’il était de son devoir de faire un sermon à ce pauvre homme de génie, pris entre le froid, la folie et la mort. Gérard de Nerval écouta patiemment ce long discours, par simple curiosité littéraire, comme s’il eut été adressé à un autre. Ce morceau d’éloquence se terminait par ces mots sacramentels :  » Allez et ne vous y faites plus reprendre. » Gérard de Nerval inclina la tête et sembla éprouver un coup terrible sous le poids de cette menace.— Ne vous y faites plus reprendre, murmura-t-il; mais, où irai-je donc, quand j’oublierai de rentrer chez moi?
L’homme de police, sans s’en douter, avait fermé à Gérard la dernière porte de la vie.
Cependant les deux amis s’en allaient bras dessus, bras dessous.
— Mon cher Gérard, expliquez-moi donc pourquoi je vous retrouve ainsi?
— C’est tout simple, dit gaiement Gérard; j’ai passé la nuit dans un cabaret de la halle, rêvant tout éveillé, attendant le jour pour achever mon roman de la Revue
de Paris. J’étais là, m’amusant pour la millième fois, en philosophe perdu, de tous ces tableaux nocturnes du vieux Paris. C’est toujours la cour des miracles,
et Pierre Gringoire n’a jamais été à meilleure fête ; mais une querelle est survenue entre quelques escarpes qui se reprochaient des peccadilles. La garde
a envahi le cabaret, on a mis tout le monde au violon. —En vain je me suis récrié : « Qui êtes-vous? —M. Gérard de Nerval. — Que faites-vous ?—Je pense. — Qu’on le conduise au corps de garde. — Je suis donc bien coupable d’étudier ici ? — Avez-vous des moyens d’existence ? » Et on me fouilla. « Je n’en ai plus, dis je aussitôt, mais j’ai payé le café que j’ai pris tout à l’heure. — Eh bien vous allez passer la nuit au violon. » Et, sans plus d’explication, on nous jeta pêle-mêle dans cette préface de la prison.
—Mon pauvre Gérard, vous mourez de froid !
— Non, dit le poète en se secouant, mais j’ai faim.
— Eh bien, vous allez déjeuner ; voulez-vous venir à la maison ?
—Oh ! non, je ne veux pas aller de ce côté-là; j’irai ce soir entre chien et loup, car depuis que j’ai mis mon manteau au Mont-de-Piété. . .
— Vous serez toujours un enfant, ô grand esprit !
— Oui, un enfant, vous avez raison. Ces pauvres enfants ! on en a mis trois avec nous au violon. Si vous saviez quelle insouciance ! On nous disait à tous : « Ne dormez pas, car on vous trouverait, au matin, morts de froid. » Eh bien ! pour ne pas dormir, ces pauvres enfants chantaient, contaient des contes et jouaient à cache-cache. Moi j’ai joué avec eux. C’est étonnant; il y en a un qui chantait une vieille chanson, que je n’avais pas entendue depuis plus de vingt ans. J’ai fini par m’endormir, car on s’habitue à vivre partout; mais, j’avais bien froid quand je me suis réveillé, et j’ai eu toutes les peines du monde à vous écrire.
— Je vous remercie de vous être souvenu de moi, mon cher Gérard.
— Je voudrais écrire à Théophile ou à Houssaye; mais ils sont déjà venus à pareille aventure.
—Vous voyez toujours votre père?
—Oui, je dîne avec lui tous les jeudis.
— Pourquoi avez-vous engagé votre manteau ?
— Par esprit d’ordre. Il faisait si beau temps il y a huit jours, que je croyais le printemps revenu. Et puis le Mont-de-Piété garde si bien les habits d’hiver ! J’irai voir mon père ce soir. Ne vous inquiétez pas de mes finances. J’ai de l’argent à toucher chez les libraires et dans les journaux.
Cependant les deux amis étaient entrés chez un restaurateur de la rue des Prouvaires. Gérard avait lui-même choisi l’endroit. Il déjeuna tout en parlant de
son livre commencé, le Rêve et la Vie.
— Je suis désolé, dit-il tristement; me voilà aventuré dans une idée où je me perds. Je passe des heures entières à me retrouver; je n’en finirai jamais. Croyez vous que je puisse à peine écrire vingt lignes par jour, tant les ténèbres m’envahissent !
Et sa figure exprimait le désespoir le plus profond. La folie avait dit à sa plume : « Tu n’iras pas plus loin. »
— Ne vous tourmentez plus de cela.
— Songez donc que le commencement a paru dans
la Revue de Paris. Si je ne continue pas, on va dire encore
que je suis fou.
Après le déjeuner, Gérard accompagna son ami jusqu’au passage Véro-Dodat.
— Je vais, lui dit-il, entrer un instant au café, après quoi j’irai travailler au cabinet de lecture.
Et il entra dans le café du passage.
L’ami revint sur ses pas et retrouva Gérard au café. Cette entrevue l’avait fort affligé, et une fois encore il voulait prier le poète d’aller chez lui.
— Non, dit Gérard, vous m’avez prêté cent sous, c’est plus qu’il ne me faut pour attendre.
Attendre quoi ?
III
A partir de ce moment-là, on perd Gérard de vue, on ne le retrouve qu’au bout de la rue de la Tuerie, dans la rue de la Vieille-Lanterne, pendu, — son chapeau sur la tête, —à la grille rouillée d’une odieuse fenêtre, sous une clef symbolique.
Il n’y avait que Gérard et Eugène Sue qui connussent la rue de la Vieille-Lanterne, cette patrie des rôdeurs de nuit. Elle n’avait pas six pieds de large et elle se terminait par un escalier brisé en deux, où se promenait sans cesse un corbeau. On y rencontrait un logeur à la nuit, peut-être à la corde, où, pour quatre sous, on prenait du café et de l’eau-de-vie. En face il y avait une écurie souterraine où venaient se coucher pêle-mêle les honnêtes gens qui n’avaient pas quatre sous pour payer leur lit.
L’ogresse du garni que Roger de Beauvoir interrogeait devant moi en vrai juge d’instruction, nous a dit qu’en voyant Gérard pendu, elle n’avait pas reconnu un de ses habitués; mais elle ajouta qu’on avait frappé à sa porte vers trois heures du matin, et qu’elle avait quelque regret de n’avoir pas ouvert, quoique ses lits
fussent occupés. « Vous comprenez, on a son monde, son va-et-vient, on ne s’inquiète pas des gens du dehors! *
Pauvre cher Gérard !
Cette femme, la première, a vu Gérard pendu, elle avait bu « le réveil matin » avec un apprenti et lui avait dit adieu sur le pas de la porte. Le jour se levait sur la place du Châtelet, mais il faisait encore nuit dans la rue de la Vieille-Lanterne.
— Qu’est-ce que Monsieur fait là-bas ? dit tout à coup l’apprenti.
Il était revenu sur ses pas tout effrayé.
— C’est, dit-il, un homme qui est gelé!
— Mais non, dit l’hôtesse, pour le rassurer, tu vois bien que c’est un Monsieur qui s’est pendu.
On appela les voisins. Les voisins accoururent ; on tint conseil : Gérard agitait la main droite sous les dernières secousses de la vie, comme s’il demandait qu’on le secourût : « Faut-il couper la corde ? —C’est défendu.— Si on le soulevait?— Gardez- vous bien d’y toucher. —Mais, enfin, si cet homme n’est pas mort ? — C’est égal, il n’y a que la police qui puisse dépendre un pendu. » On alla au corps de garde de l’Hôtel de Ville chercher quatre hommes et un caporal. M. le caporal allumait sa pipe, il fallut l’attendre !
Enfin, on dépendit Gérard de Nerval. On lui parla, il semblait vouloir répondre; on le porta au poste, on alla chercher un médecin, on ouvrit une veine et le sang sortit encore. . . On avait perdu une demi-heure !…
Il semblait que le poète se fût pendu avec la précision mathématique de Pascal ; comme il était sur un escalier, en s’élançant de la marche supérieure à la marche inférieure, il avait trouvé l’abîme, — l’abîme de Pascal.—Pour plus de sûreté, il avait sans doute apporté une pierre, afin que tout retour à la vie lui fût impossible, dans les premières douleurs de la mort. En effet, il aurait pu retrouver du pied la marche d’où il s’était élancé dans l’infini ; mais ayant fait glisser la pierre, il n’y avait plus que l’abîme. Un ami a gardé cette pierre, — le dernier piédestal d’un poète !
Le chapeau sur la tête ! Le froid, sans doute, l’avait empêché d’avoir du respect pour la mort. Ou bien il était parti en voyageur pour l’autre monde.
Mais était-ce bien lui qui avait passé autour d’un barreau, et avait noué à son cou ce simple cordon de tablier, dont les deux bouts pendaient sur sa poitrine ? Ce chapeau sur la tête a prouvé à beaucoup d’esprits scrutateurs que Gérard ne s’était pas pendu lui-même. En effet, comment eût-il pu se passer les cordons au cou sans faire tomber son chapeau. Et comment eût-il choisi une corde aussi douteuse que ces cordons de tablier qui devaient se casser à la première secousse. Ne faut-il pas croire définitivement que des coquins surpris par le philosophe, dans quelque taverne voisine, pendant qu’ils cachaient un crime, ou pendant qu’ils en projetaient un, d’ailleurs ennuyés déjà depuis longtemps des apparitions nocturnes de Gérard, qui venait, silencieux comme la statue du Commandeur, troubler leur sabbat, ne se soient une fois pour toutes décidés à en finir avec lui. Rien n’était plus facile à un gibier de potence que de dépouiller
Gérard de Nerval et de commettre un crime pour cacher un crime. Le pauvre poète était un roseau.
Une fois tué à moitié, « on l’aura mis au clou, pour dire qu’il s’était tué lui-même, » selon la version du cabaret voisin.
Gérard avait dans la poche de son habit, cet habit qu’il avait fait faire à Munich pour les fêtes de la cour, cet habit qu’il avait, quand il allait se promener bras dessus, bras dessous avec Liszt ou avec le ministre de France, le marquis de Ferrière, ci-devant homme de lettres, sous le nom de Samuel Bach, mais toujours homme de beaucoup d’esprit,
— Gérard avait dans la poche de son habit, son passeport en règle pour aller dans l’autre monde (toutefois l’extrême onction, ce sublime coup de l’étrier, valait bien un laissez-passer de la police).—Nous retrouvâmes aussi la seconde partie, à peine ébauchée, quoique imprimée à moitié, de son dernier roman, le Rêve et la Vie. Mais qu’étaient devenues ces médailles cabalistiques qu’il portait toujours avec lui ? mais qu’était devenue sa dernière montre, — un cadeau du dernier jour de l’an de sa tante La Brunie, cette noble femme qu’il appelait sa mère ?
IV
Comment a-t-il passé son temps depuis le mercredi, jusqu’au vendredi à l’heure de sa mort ?
S’il n’a pas touché d’argent, il lui restait à peu près trois francs, en sortant, le mercredi, du passage Vero-Dodat. Pour lui, dans les mauvais jours, c’était de quoi dîner et le gîte; mais le lendemain, mais cet affreux jeudi, qui a été la veille de sa mort ! A-t-il songé à en finir longtemps d’avance ? C’était un chercheur de grandes choses, et un chercheur de riens ; mais le passé le préoccupait plus que l’avenir ; sa curiosité de poète et de philosophe trouvait la comédie humaine inépuisable; il ne parlait jamais de soulever le rideau de l’inconnu et de l’infini. Il aimait la vie en panthéiste qui croit trouver partout l’âme de Dieu et qui répand
partout son âme. Quoique sans argent et sans manteau, tout le monde sait qu’il n’avait qu’un pas à faire, et en marchant le front haut, pour avoir un manteau et de l’argent.
Mais, qui sait ? Le froid et la nuit ont peut-être, une dernière fois, atteint, affaibli, humilié, vaincu cette haute intelligence. Il était né pour le soleil; les jours de brume il aimait la mort. Quand le vendredi matin, il a vu s’éveiller la grande ville, quand le maçon qui va la transformer est passé gaiement devant lui, son pain sous le bras, sa truelle à la main, Gérard n’a-t-il pas fait un triste retour sur lui-même? « Pauvre ouvrier de la pensée, a-t-il dû se dire, voilà où j’en suis arrivé, moi qui n’ai bâti que des chimères ? Ces gais compagnons qui vont là-bas, sans souci de la veille ni du lendemain; qui, tout à l’heure, travailleront en chantant ou en devisant entre eux, les voilà pourtant plus avancés que je ne le suis ; car, après tant de recherches et tant de labeurs, je m’aperçois qu’ils ont, sans le savoir, la science de la vie, et que je n’en ai que le regret. »
Il était six heures du matin. Sans doute il avait passé la nuit à rôder, n’osant plus entrer dans les cabarets nocturnes, par terreur du « violon » , n’ayant plus de quoi payer son gîte dans un garni. Il devait lui rester deux sous, et il pouvait choisir entre un verre de rhum qui l’eût rappelé à lui-même, ou une corde pour le conduire plus loin dans les ténèbres qui l’envahissaient. Il choisit une corde, deux cordons de tablier !
Il était fataliste : il a voulu mourir un vendredi, le vingt-six du mois,—deux fois treize,—rue de la Vieille- Lanterne, au bout de la rue de la Tuerie, au voisinage
d’un corbeau et sous une clef symbolique.
Mais a-t-il pensé à tout cela ? Les événements ont leur moralité et leur sens profond dans leur forme pittoresque.
Gérard de Nerval n’est pas mort de misère. On a dit qu’il était mort de fin et non de faim. En effet, il était à la fin de tous ses rêves, à la fin de sa jeunesse, sa vraie muse. Mais plutôt il est mort de folie, comme Le Tasse, —mort sans préméditation— comme un voyageur qui s’aventure trop haut ou trop loin, et qui trouve un abîme sous ses pieds.
Ou plutôt encore Gérard de Nerval, moins heureux que Gringoire n’est pas mort par la main d’un truand, dans cette autre cour de miracles.
Aujourd’hui, cette sombre scène semble romanesque, parce que le théâtre a disparu. Le soleil a inondé les ténèbres et a chassé les ombres de Nicolas Flamel et des chercheurs de miracles. Tout ce vieux Paris a disparu comme un décor d’opéra. Qui donc a acheté la grille ? Où est allée l’ogresse avec ses lits à quatre sous? Et le corbeau, le corbeau qui vit cent ans, dans quelles régions fantastiques promène-t-il ses funèbres influences? Quel autre enfer ouvre la clé symbolique ?
ARSÈNE HOUSSAYE.

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

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