Soixante ans et 10 mois, une nouvelle série d’examens médicaux après une intervention pour une sténose du larynx, je ne connaissais pas. Cela change la vie de pouvoir respirer normalement mais que de médicaments qui interfèrent les uns avec les autres. Cette nuit, je ne peux pas dormir et hypnotisée par un jeu stupide, je laisse vagabonder ma main sur les cases pendant que mon esprit essaie de comprendre pourquoi j’en suis là à m’imaginer que je deviens dingue, que je n’ai rien à dire, que seuls ces 20 ans de maladies diverses et variées me donnent un intérêt quelconque !
Dans ma tête, tout se bouscule, je porte en moi, non seulement mes maladies mais celles de ma grand-mère et de ma mère et certainement celles de mes plus lointaines ascendances. Mon arrière-grand-mère, petite Lorraine avait fui les Prussiens en 1870 et était venue s’installer à Meudon avec sa famille. En 1885, elle mit au monde un petit garçon Henri, de père inconnu qu’un brave Nadeau légitimera par le mariage quelques années plus tard. Qui était cette femme, qu’avait-elle souffert, supporté ? Je ne sais presque rien de sa vie, si ce n’est qu’elle fut petite blanchisseuse et que peut-être son fils fut le fruit d’un de ces viols subis en silence, elle s’est mariée avec un charpentier zingueur, pas toujours drôle, souvent colérique mais énergique, il sauva un de ses fils, du croup, en lui enfonçant un poireau dans la gorge d’après une grand-tante ! Elle vit son fils Henri partir de la maison, tout jeune adolescent, il se retrouva en Angleterre pour vivre une histoire d’amour avec une femme plus âgée que lui : un scandale ! Puis il fit la guerre, et il fut proche de ma grand-mère, sa première sœur, l’aînée des huit autres enfants qui allaient naître de cette union heureuse certainement mais tellement entachée de non-dits, de rancœurs, de chagrins enfoncés loin dans son âme de femme forte. Puis plus rien sur Henri.
Ma grand-mère prend le relai. Elle lit les feuilletons qui sortaient dans les journaux de l’époque, elle les lit à haute voix, la nuit, assise à côté de sa mère qui amidonne et repasse du beau linge pour ajouter au salaire du mari. Elle deviendra aussi blanchisseuse ma grand-mère, dès son plus jeune âge, après avoir suffisamment été à l’école pour apprendre à lire et à compter. Mais cela suffira pour que toute sa vie, elle éprouve le besoin de lire quand les épreuves lui en laissaient le temps. Elle détestait Zola, elle n’aimait pas la manière vulgaire dont il représentait le monde ouvrier, son monde, celui de ses parents. Elle devint marraine de guerre pendant la Première Guerre Mondiale, et évidemment elle se maria avec son Poilu, un Breton, élevé au calva dans le biberon. Il revint des tranchées, lui fit deux enfants et finit dans un cabanon en hurlant à la mort, terrorisé par son délirium. Elle devint cantinière à l’armée, puis dans les internats, elle devint cuisinière, à Versailles, chez le député de Seine et Oise, Mr François Fourcault de Pavant, qui satisfait de sa domestique, lui octroya le titre de gouvernante. Elle rencontra alors un séduisant quinquagénaire, le facteur, elle tomba amoureuse, il était galant et savait parler aux dames, il avait fier allure cet ancien militaire de la Coloniale ! Elle eut une fille, Maman, qu’il reconnut mais jamais ils ne se marièrent, il n’avait pas fini de divorcer mais cela elle ne le sut qu’après. Il mourut d’une angine de poitrine, après un procès pour de sordides histoires de maîtresses, et ma grand-mère lui rendant visite à l’hôpital se trouva nez à nez avec la dernière en date. Un joli coureur mon grand-père ! Bref, ce fut le dernier feu de ma grand-mère et elle tomba malade. Elle s’éteignit « comme une chandelle », selon les dires du médecin de famille. Elle souffrit pendant 20 ans de maladies diverses et variées., elle mourut le jour de l’anniversaire des 24 ans de Maman : avait-elle jamais aimé sa fille ? Sa vie fut rude et ses chagrins cuisants, elle s’accrochait à sa fille aînée, elle désespérait de voir son fils entre les mains d’une bru qu’elle n’aimait pas, elle détestait son gendre qu’elle avait accepté parce qu’il légitimait la fille illégitime née d’une liaison de ma tante avec un homme marié, elle aimait bien le courage de mon père mais avait peur qu’il emmène Maman dans son pays pour l’enfermer dans son harem, sans doute ! Elle n’a jamais donné un amour inconditionnel à ma mère, trop accaparée par la passion de son aînée, soumise, insignifiante et jalouse. Elle mourut sans un regard sur sa petite dernière qui pleurait en se cachant derrière une armoire, sa sœur lui ayant interdit de se montrer pour ne pas effrayer leur mère. Maman, m’appela à travers le silence de la nuit pour que je sois à ses côtés et elle ferma les yeux dans mes bras, elle me donna là encore tout son amour et je ne peux pardonner à cette grand-mère qui pourtant m’aimait, paraît-il, d’avoir parsemé la vie de Maman des douleurs qu’elle cachait au fond d’elle.
Maman n’a pas connu son père, elle était trop petite quand il est mort. La malle, les objets qui lui appartenaient et un livret de la Caisse d’Epargne tout lui fut spolié. Sa sœur eut la bonté d’âme de lui redonner le livret après sa date d’expiration. Toute sa vie, Maman tenta de renfermer ses chagrins nés de l’incompréhension de sa famille. Elle n’appartenait pas au même monde et ils lui firent payer cher sa différence. Elle n’eut rien de sa mère, si ce n’est sa liseuse qu’elle avait tricotée et qui longtemps après avoir réchauffé mes épaules, a fini, mitée et détricotée, à la poubelle. Je ne compte pas la bague offerte par mon grand-père qui lui revenait de droit, ma grand-mère l’avait fait jurer à ma tante comme elle lui avait fait jurer de veiller sur Maman quand elle serait morte. Famille et devoir, quel bel esprit ! A l’âge de 6 ans, ma mère sous le regard de ma grand-mère et de ma tante dut jurer sur la Bible qu’elle garderait, sous peine de châtiment divin, le secret de la naissance de sa nièce, cette petite fille née de la passion de ma tante pour un bistroquet marié et père de plusieurs enfants. Maman garda le secret mais au prix de remords terribles et c’est après 50 ans de ce mensonge qu’elle réussit à pousser sa sœur à dire la vérité à sa fille, qui le prit plutôt mal ! Cette grand-mère, que j’ai si peu connue, j’en ai rêvée, il y a de cela quelques semaines, je pleurais dans ses bras et je l’embrassais : ai-je pardonné la souffrance qu’elle a infligée à ma mère, ai-je pardonné son silence face aux prières de ma mère pour sauver son fils, ai-je pardonné que sa fille préférée ait eu une vie longue et entourée de ses enfants pendant que Maman enterrait son fils et qu’elle mourait désespérée et jeune, ai-je pardonné qu’elle n’ait pas laissé ma mère à mon amour ? Je n’ai pas de réponses, seul mon corps sait, lui qui flanche toujours plus, lui qui me réserve des surprises toujours plus étonnantes les unes que les autres.
Maladies auto immunes, maladies mystérieuses liées à ce qu’il peut y avoir de plus intimes dans nos pensées, maladies passées de génération en génération sans que personne ne puisse comprendre ce lien entre les souffrances morales et les souffrances physiques qu’elles engendrent. Maladies fascinantes par le lien qu’elles entretiennent avec notre inconscient, avec notre âme, avec notre vie.
A suivre …
Tous droits réservés : Jeanne Bourcier