2 et 2 font ? …font ? Mais enfin regarde ! 2 et 2 font ? 3 !

Je me revois, si petite, les larmes aux yeux et le rouge aux joues, tenter de me souvenir de ce que font 2 et 2. Impossible de dire 4, pourquoi 4 ? Et pourquoi pas 3 ? Pourquoi je ne me souviens jamais que 2 et 2 font 4 ?

Va dans ta chambre et tu n’en sortiras que lorsque tu sauras ce que font 2 et 2 ! C’est la première fois, depuis le début de ma petite vie, que mes parents se fâchent et crient sur moi. Maman est au bord de la crise de nerfs et Papa demande si je le fais exprès. Comment pourrais-je le faire exprès, puisque je ne comprends pas. Et enfermée dans ma chambrette, je rage, je pleure, je hais les chiffres, je hais le calcul. Il fait sombre dans ma chambre, jamais il n’a fait aussi sombre et j’ai l’impression que je ne sortirai plus jamais, jamais à cause de ce satané 4 !

Les heures passent, et enfin je donne la bonne réponse : 2 et 2 font ? 4 ! Je l’ai dit, c’est bien : cela n’a pas changé ma vie mais ma vision de tous les autres numéros, chiffres, opérations, algèbre, trigonométrie, géométrie, fonctions… devenus depuis lors un galimatias indémêlable !

Ce 4 fut le numéro qui marqua à jamais ma destinée : c’est certainement ce numéro qui me poussa dans les bras de la littérature. C’est à ce moment-là que je consacrais mes loisirs à la lecture. Mes tableaux d’honneur avaient occulté l’épisode de ce 4. Mais lors de mon arrivée au collège, enfin au lycée comme on disait alors, les mathématiques modernes firent leur apparition et c’est après la leçon sur les ensembles que le syndrome du 4 réapparut pour ne plus jamais me quitter.

Je revois ce défilé de professeures de mathématiques désespérées par mon raisonnement inexistant, par mes questions incessantes, par ma volonté de vouloir comprendre ce qui n’était pas à comprendre. Parmi toutes ces femmes en blouse beige, une seule est restée dans mon souvenir : Mme El Fassi, toujours négligée, les ongles sales, le cheveu gras, traînant ses savates et portant son ventre de femme enceinte en avant. Elle ne comprenait pas qu’une aussi « brillante jeune fille » puisse faire un tel rejet des maths, elle parla même, à mes parents, de psychologue. Moi, je la méprisais pour sa saleté et son humour infantilisant ! Combien de fois ne l’ai-je pas entendue ânonner ces phrases idiotes : « On n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace ! » ou « raisonner et pas comme un tambour ! » et encore : « la prochaine fois c’est ta tête que tu oublieras » ! Je me sentais insultée par autant de bêtise !

C’est par l’intermédiaire d’une professeur de Lettres que je m’inscrivis au cours de théâtre du lycée, dirigé par Colette Veyssère, féministe et dynamique, drôle et intransigeante, elle me donna le rôle du Bourgeois Gentilhomme, Mr Jourdain ! J’avais 12 ans. Déguisée en homme, je me jetais à corps perdu dans ce rôle, étonnant même Mme Veyssière, ce qui ne me rendait pas peu fière.

Après des mois de répétitions, arriva enfin la représentation ! Au foyer du lycée, nous avions une vraie scène de théâtre avec un beau rideau rouge et des coulisses, la salle était assez grande pour contenir 200 personnes. Mme Veyssère, en vraie professionnelle, avait loué des costumes de théâtre. Je portais le bel habit d’un bourgeois enrichi du 17è siècle, il était couleur or ! Mes longs cheveux avaient été repliés de manière à donner l’impression que je portais perruque, et un beau couvre-chef emplumé terminait le personnage. Avec mes compagnes, nous nous admirions, nous nous émerveillions. Celles qui, comme moi, jouaient les rôles d’hommes s’amusaient de se voir ainsi travesties et nous faisions des ronds de jambes à qui mieux mieux, celles qui jouaient les femmes tournoyaient dans leurs belles robes qui mettaient en valeur leur féminité naissante. Le soir de la première, nous étouffions de bonheur et de fierté. Tous, dans le lycée, des 6èmes aux terminales, avaient les yeux braqués sur nous. Enfin les trois coups, le rideau s’ouvre, les lumières sont braquées sur la scène, la musique de Lulli résonne et j’entre sur un air de menuet. Ma vie pouvait s’arrêter, j’étais heureuse pour toujours.

Lorsque les applaudissements et les bravos éclatèrent, que le rideau se referma, je savais que notre succès marquerait l’histoire du Lycée Lamartine. Sortant, encore maquillées et costumées, afin de prendre notre petit bain de foule et nous repaître des compliments qui pleuvaient, nous nous dispersâmes et je pus profiter d’une mesquine vengeance : Madame El Fassi était là, admirative et rejoignant mes parents, elle les félicita d’avoir une enfant comme moi, j’étais un cadeau du ciel. Oubliés les mathématiques, j’étais née pour le théâtre : je triomphais.

Longtemps j’ai cru que le théâtre m’ouvrirait ses portes. Cours, auditions, stages, rencontres, etc… et puis j’ai fini professeur de Lettres, incapable que j’étais de faire la moindre compromission dans un milieu qui m’en demandait trop.

A suivre…

Tous droits réservés : Jeanne Bourcier

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