Boudiné dans sa blouse grise, les mains dans le dos, les jambes écartées, attendant le client -rare en milieu de semaine- le grainetier du Faubourg Saint Denis avait mauvaise réputation : les habitants du quartier le trouvaient âpre au gain. Le cheveu gominé, le visage couperosé aux yeux ronds inexpressifs, il s’ennuyait. Il attendait impatiemment le vendredi qui lui amènerait la foule bigarrée qui faisait sa fortune. Les clientes se presseraient alors devant les casiers bleus qui renfermaient les semoules dorées, les farines blanches ou bises ou les épices encore inconnues des ménagères du quartier . Les hautes étagères, qui ployaient sous le poids des conserves de dolmas, de halva ou de cornichons russes, se videraient sous l’œil satisfait du grainetier, qui ces jours-là tenait avidement sa caisse. Sa boutique sans vitrine deviendrait l’espace de quelques heures le souk des Nord’Af et des rapatriés qui s’y côtoyaient dans une ambiance bon enfant. Tous les émigrés du Faubourg et des alentours retrouvaient, émus, les senteurs de leurs bazars lointains. Et dans cette boutique bleue, où les tonneaux de saumure emplis d’olives aux goûts exotiques déversaient leur trop plein dans la sciure répandue sur le carrelage beige orné de belles arabesques bleues, où les sacs en toile de jute dégueulaient de riz et de féculents encore ignorés, où les caisses de fruits secs s’empilaient dangereusement, les clientes audacieuses apprenaient, de la bouche des allochtones, les mille et une manières de cuisiner ces produits que leurs mères n’avaient pas connus.
Le jour de marché, le dimanche matin, mon père m’emmenait dans cette caverne d’Ali Baba dans laquelle, émerveillée, je découvrais, bien à l’abri dans leurs casiers vitrés, les boulghours de toutes grosseurs et les couscous de toutes céréales. Au milieu du ballet virevoltant des vendeurs, j’écoutais avec orgueil mon père discuter dans un arabe revu et corrigé par cent trente ans de colonisation française. Le vendeur attitré de mon père était un petit homme sans âge, au sourire édenté, au teint mât et à la chevelure bleutée, qui avait le bon ton de savoir l’écouter. Mon père avait, entre autres talents, l’art de dispenser ses conseils sur les dattes. Selon ses dires seules les dattes d’Algérie étaient dignes du palais d’un gourmet, ce qui ne l’empêchait nullement de grignoter dédaigneusement les grasses dattes tunisiennes qui débordaient des cageots. D’ailleurs il goûtait absolument tout ce qui pouvait être goûté, c’est à cette seule condition qu’il remplissait son panier des produits du grainetier. Il passait aux yeux des vendeurs pour un fin connaisseur et jamais aucun commis, ni même le patron, ne se permirent de lui refuser ce petit luxe.
Tous droits réservés : Jeanne Bourcier