A l’entrée d’un immeuble situé rue du Faubourg Saint-Denis était installée une poissonnerie tenue par un séduisant poissonnier, toutes les clientes s’accordaient à le dire et la rumeur courut que certaines étaient allées plus loin que les paroles, peut-être est-ce pour cette raison que le séduisant botté dut regagner la poissonnerie du bas du Faubourg que tenait son épouse, femme charmante au demeurant. Las, il laissa à sa place son vendeur, aussi petit qu’il était grand, aussi rougeaud qu’il était hâlé, aussi maigre qu’il était fort, leur point commun était la blouse bleue, le tablier ciré et de belles bottes de mariniers. Jacques était serviable selon l’heure à laquelle on arrivait. Avec le temps il fallut venir de plus en plus tôt car Jean écumait de plus en plus tôt les cafés alentour- à moins que l’âge venant il n’ait plus eu l’endurance de ses jeunes années.
Cette poissonnerie était un des lieux de rencontre des habitants du quartier et tout le monde avait toujours le temps, ce qui me permettait de rêver en regardant tournoyer les carpes dans leur aquarium géant ou d’approfondir mes cours de leçon de choses en observant les poissons morts sur leur lit de glace. Parfois la grosse machine noire au bruit assourdissant, tant appréciée des ménagères, nettoyait les moules qu’avait achetées une des clientes qui ne manquait jamais de demander des nouvelles de Monsieur Marcillac, le patron.
Jacques pensait que les Nord-Africains étaient un fléau, il le clamait haut et fort mais quand il rencontrait Mohammed, un des habitants de l’immeuble il ne manquait pas de lui rappeler qu’il n’était pas comme les autres, d’ailleurs il l’appelait Monsieur et le vouvoyait, marque chez lui de la soumission au bourgeois qu’il percevait derrière un authentique accent maghrébin. Un matin Jacques soulagea sa haine et, peut-être grâce à l’influence du blanc cass’ , passa enfin à l’acte: il empoigna un jeune Algérien qui s’était arrêté devant sa poissonnerie et sans plus de manières l’allongea au milieu de ses poissons pour mieux l’égorger. Des âmes charitables empêchèrent Jean de devenir un criminel et les vapeurs d’alcool dissipées, la rue du Faubourg Saint Denis retrouva son atmosphère bon enfant, seule une petite écolière donna de l’importance à cette scène.
Jacques vieillit en même temps que son quartier mais quand les Turcs s’installèrent, il prit sa retraite laissant sa place à Bernard, second vendeur au visage poupin. Bernard avait de l’ambition : il fit l’acquisition de la poissonnerie, devenu patron il suivit le chemin de Jacques : sa peau de poupon se colora peu à peu pour devenir rougeaude, sa gentillesse devint aigreur et il pensa que les Turcs étaient un fléau. Aussi finit-il par vendre à des Chinois, la poissonnerie qui depuis longtemps ne vendait plus que des poissons à la fraîcheur douteuse.

Tous droits réservés / Jeanne Bourcier