Il est vrai que les funérailles de Gambetta furent, elles-mêmes, une bien piètre solennité en comparaison de l’apothéose de Victor Hugo, que Marchenoir était appelé à contempler, deux ans plus tard.

Cette fois, ce ne fut plus seulement Paris, ni même la France, ce fut le globe entier, semble-t-il, qui se rua sur la piste suprême du Cosmopolite décédé. Le monde moderne, las du Dieu vivant, s’agenouille de plus en plus devant les charognes et nous gravitons vers de telles idolâtries funèbres que, bientôt, les nouveau-nés s’en iront vagir dans le rentrant des sépulcres fameux où blanchira, désormais, le lait de leurs mères. Le patriotisme aura tant d’illustres pourritures à déplorer que ce ne sera presque plus la peine de déménager des nécropoles. Ce sera comme un nouveau culte national, sagement tempéré par le dépotoir final où seront transférés sans pavois, — pour faire place à d’autres, — les carcasses de libérateurs et les résidus d’apôtres, au fur et à mesure de leur successive dépopularisation. […]

… voici de bien affreux croque-morts pour la porter en terre. Toute la crapule de l’univers, en personne ou représentée, défilant pendant six heures, de l’Arc de Triomphe au Panthéon !

Il eût été si facile, pourtant, et si simple, de faire la levée de ce cadavre à coups de soulier, de le lier par les pieds avec des câbles de trois kilomètres et d’y atteler dix mille hommes, qui l’eussent traîné dans Paris, en chantant la Marseillaise ou Derrière l’Omnibus, jusqu’à ce que chaque pavé, chaque saillie de trottoir, chaque balustre d’urinoir public, eût hérité de son lambeau, pour le régal des cochons errants !

L’horreur matérielle de cette expiation posthume aurait eu pour effet, du moins, d’émouvoir la pitié du monde. Un immense chœur de sanglots eût brisé pour quelques jours, la vieille poitrine de l’humanité. Une absolution de vraies larmes fût tombée des yeux des innocentes et des yeux des prostituées, sur l’impénitent Proxénète de l’Idéal, et jusqu’aux âmes les plus courroucées lui eussent fait un meilleur Panthéon de leur éternel oubli !

On a préféré traîner cette dépouille dans le cloaque d’une apothéose démocratique. Profanation mille fois plus certaine, parce qu’elle s’est accomplie sur le cadavre intellectuel, et qu’elle est sans espérance de repentir !

L’auteur des Misérables ayant absurdement promulgué l’égalité du Bras et de la Pensée, le Bras imbécile a voulu tout seul manifester sa reconnaissance et l’âme flottante du poète a dû s’envoler, en gémissant, hors de portée de cet hommage.

Les bataillons scolaires, les amis de l’A. B. C. de Marseille, la chambre syndicale des hôteliers logeurs, les francs-tireurs des Batignolles, la Libre-Pensée de Charenton, le Grelot de Bercy, la Fraternité de Vaucresson, le choral des Allobroges et l’Espérance de Javel ; les chefs de rayons du Printemps, les contrôleurs de l’Eden-Théâtre, les orphéonistes de Nogent-sur-Vernisson et la corporation des clercs d’huissier ; les cuisiniers, les herboristes, les fleuristes, les fumistes, les dentistes, les emballeurs, les plombiers, les brossiers et « tout le commerce des os de Paris » : tels furent, avec deux cents autres groupes non moins abjects, les convoyeurs au gâteau de Savoie de ce mendiant trop exaucé de la plus anti-littéraire popularité.

Victor Hugo était parvenu à tellement déshonorer la poésie, qu’il a fallu que la France inventât de se déshonorer elle-même un peu plus qu’avant, pour se mettre en état de lui conditionner un dernier adieu qui fît éclater, comme il convenait, — en l’indépassable ignominie d’une solennité de dégoûtation, — la complicité de leur avilissement.

Ce monument, dont lui-même dénonça le ridicule, il y a cinquante ans, pouvait, sans doute, convenir à Dieu qui s’en contentait en silence, puisque le ridicule des hommes est la pourpre même de l’interminable Passion du Roi conspué ; mais le plus grand poète du monde, — à supposer que Victor Hugo méritât ce titre, — ne peut absolument pas s’accommoder de cette coupole, bien moins respirable pour sa gloire que le tabernacle en sapin du plus humble de tous les tombeaux…

Le Désespéré (chap.32)

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