Ministres, politiques divers et variés mettent en place, depuis quelques années déjà, le tutorat. Un élève plus âgé, et paraît-il plus compétent qu’un enseignant, « instruit » des élèves moins expérimentés. Enfin ces messieurs nous présentent cela comme un « soutien scolaire ». Malheureusement ce système est de plus en plus en vogue dans les universités et l’on constate que de jeunes étudiants sont commis à l’enseignement et à la pédagogie au grand dam des nouveaux qui aimeraient bien avoir des professeurs et non des élèves en face d’eux. Alors évidemment, les journaleux et tous les sbires de s’enthousiasmer en pensant que c’est une nouveauté révolutionnaire de notre XXIe siècle. Je suis au désespoir de les décevoir mais cette méthode fut créée, il y a bien, bien longtemps et fut développée au début du XIXe siècle. Cette idée de s’adresser aux élèves plus grands, plus sérieux … se pratiquait dès l’Antiquité, en Inde existait l’enseignement réciproque qui, comme son nom l’indique reposait sur l’échange de connaissances, un fait rapporté par Pietro Della Valle (1586-1652), un aventurier italien du XVIIe siècle. Tout cela inspira les pédagogues à venir comme Charles Demia qui, au même siècle, créa plusieurs écoles pour les enfants pauvres, sur ce principe. Voici ce qu’écrit Ferdinand Buisson à son propos dans son Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire :

Prêtre lyonnais originaire de Bourg, qui se consacra à l’éducation des enfants pauvres dans la seconde moitié du dix-septième siècle. Il fonda en 1666, à Lyon, la congrégation des frères de Saint-Charles, et ouvrit en 1667 une première école gratuite dans le quartier ouvrier de cette ville. Ayant adressé aux prévôts des marchands de Lyon des Re montrances pour l’établissement d’écoles chrétiennes pour l’instruction du pauvre peuple (1668), il obtint que le consulat accordât (1670) à la nouvelle œuvre une subvention annuelle de deux cents livres, « pour être employée à l’établissement et entretien d’une école publique, pour instruire les pauvres aux principes de la religion chrétienne et même à lire et à écrire ». Dans les années suivantes, Démia, aidé de quelques personnes charitables, ouvrit de nouvelles écoles gratuites, si bien qu’à la fin de 1672 on en comptait cinq. Nommé par l’archevêque de Lyon à la direction de toutes les écoles du diocèse, il se fit aider dans son administration par un conseil de « seize recteurs, tant ecclésiastiques que laïques », qui prit le nom de Bureau des écoles et se recrutait lui-même. Il fonda le petit séminaire de Saint-Charles, sorte d’école normale où il recueillait des jeunes gens sans fortune se destinant à l’état ecclésiastique : ceux-ci, en retour de l’éducation gratuite qu’ils y recevaient, devaient se rendre deux lois par jour dans les différentes écoles des pauvres pour y faire la classe. Démia sollicita et obtint du Conseil d’Etat un arrêt en date du 7 mai 1674, qui défendait expressément « de tenir des petites écoles pour l’instruction de la jeunesse » sans la permission de l’archevêque ou de son substitué. En 1675, il établit les deux premières écoles gratuites de filles, et en 1680 fonda la communauté des sœurs de Saint-Charles, pour le recrutement des institutrices. Dans les écoles de filles, dont le nombre fut bientôt de six, les maîtresses, outre la lecture et l’écriture, enseignaient à faire de petits ouvrages manuels, comme des boutons, de la dentelle, etc. Après la révocation de l’Edit de Nantes, Louis XIV, voulant s’assurer de l’orthodoxie des maîtres et forcer les enfants des protestants à fréquenter les écoles catholiques, écrivit (1686) à l’archevêque de Lyon pour l’inviter à préposer des ecclésiastiques à la visite des écoles du diocèse. Ce fut Démia qui organisa ces visites, dont les procès-verbaux ont été conservés. En 1688, Démia fit paraître des Réglemens pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon (chez André Olyer. 1 vol. petit in-4°)., qui contiennent l’exposé de ses doctrines pédagogiques. En dehors des catéchismes, le programme des écoles des pauvres comprenait la lecture, l’écriture, quelques notions d’orthographe et de grammaire, et les principes de l’arithmétique. Il introduisit dans les classes ce qu’on appela plus tard l’enseignement mutuel : il recommande de choisir, parmi les écoliers les plus capables et les plus studieux, un certain nombre d’officiers, dont les uns, sous le nom d’intendants et de décurions, seront chargés de la surveillance, tandis que les autres devront faire répéter les leçons du maître, reprendre les écoliers quand ils se trompent, guider la main hésitante des « jeunes écrivains », etc. Pour rendre possible la simultanéité de l’enseignement, l’auteur des règlements divise l’école en huit classes, dont le maître devra s’occuper tour à tour ; chacune de ces classes peut se subdiviser en bandes. La seule méthode de lecture qu’il connaisse, c’est la méthode alphabétique, et, par une étrange anomalie, on doit commencer à lire le latin avant le français . L’écriture s’enseigne à l’aide d’exemples manuscrites ou gravées. Une fois que l’enfant sait lire et convenablement écrire, on le met à l’orthographe. L’enseignement de l’arithmétique pouvait se donner soit didactiquement au tableau noir, d’après les auteurs qui avaient écrit sur la matière, soit par la méthode intuitive du jet à la main. Enfin les enfants étaient préparés aux cérémonies religieuses par des leçons de plain-chant. La classe durait le matin de sept heures à dix heures, et le soir d’une heure et demie à quatre heures et demie.
Et l’annuaire du département de la Haute-Vienne de 1823 (éditions L. Barbou et J.B. Bargeas, Limoges), rappelle, quant à lui, que cette méthode avait été mise en place en France en 1747 : Dès l’année 1747, ce mode d’instruction était en vigueur à Paris, dans une école de plus de 300 élèves, établie, par M. Herbault, à l’hospice de la Pitié, en faveur des enfants des pauvres. Des témoins oculaires, dignes de foi, ont cité avec éloge, en différentes occasions, les succès obtenus alors par cette méthode, qui, malheureusement, ne survécut pas à son fondateur. En 1772, la charité ingénieuse du chevalier Paulet, conçut et exécuta le projet d’appliquer une semblable méthode à l’éducation d’un grand nombre d’enfants, que la mort de leurs parents laissait sans appui dans la société. Ses généreux efforts ayant attiré les regards de Louis XVI, bientôt la munificence éclairée de ce vertueux prince, permit au bienfaiteur de l’orphelin, d’asseoir son établissement sur une base à la fois plus solide et plus étendue. Transportée en Angleterre, durant nos troubles politiques, la méthode de l’enseignement mutuel y a été mise à l’épreuve pendant vingt années consécutives, et n’a dû qu’à l’évidence de ses succès d’être enfin adoptée généralement par une nation dont il est difficile d’égarer l’opinion en matière d’intérêt public. De retour en France, elle a subi des modifications importantes à la faveur desquelles peu d’années ont suffi pour lui concilier le suffrage des meilleurs esprits et la protection du gouvernement.
En Angleterre, ce fut Andrew Bell qui fonda l’enseignement mutuel, méthode qu’il avait découverte en Inde et qu’il expérimenta à Madras ; il en laissa d’ailleurs le témoignage dans son livre Expérience sur l’éducation faite à l’école des garçons à Madras (1798). Mais Joseph Lancaster revendiqua la priorité de cette découverte car il avait créé une école élémentaire privée pour enfants pauvres, connue sous le nom d’Ecole Mutuelle, le succès fut tel que la Société pour la promotion du système lancastérien pour l’éducation des pauvres vit le jour en 1808. Seulement la discipline et les résultats furent mis en doute et surtout Lancaster fut condamné pour des coups donnés à ses élèves. Mais tout cela ne sont que des détails, il faut retenir l’importance de cette méthode qui fit des adeptes non seulement dans le monde anglo-saxon mais aussi en Amérique Latine, en Suisse avec Grégoire Girard qui fit construire des bâtiments dont les salles pouvaient recevoir 300 élèves assis qui prenaient les cours sur leur tablette. Cette méthode est toujours pratiquée sous le nom d' »apprendre en enseignant ». Il ne faut pas se leurrer ce choix pédagogique, qui consiste à ce que les élèves les plus avancés apprennent aux plus jeunes, est lié au manque d’enseignants et de finances.
En France, cette méthode fit des adeptes. Le Comte de Laborde en fut le promoteur en 1814, accompagné dans sa démarche par Jomard, de Gérando, précurseur de l’anthropologie et fondateur de l’Ecole des Chartes, La Rochefoucauld-Liancourt, le fondateur de l’Ecole des Arts et Métiers et de la Caisse d’Epargne, l’Abbé Gaultier… Ce dernier avait ouvert en 1786 un cours gratuit pour les enfants de l’aristocratie, dont l’originalité portait sur une méthode ludique : apprendre en jouant. En 1792, il continua cet enseignement en Angleterre avec les fils d’émigrés puis à Paris, à son retour d’Angleterre en 1801, et il rejoint l’Ecole mutuelle en 1816.
Mais sous toutes ses formes et à toutes les époques, jamais ces pédagogues n’ont eu pour but d’offrir un accès à la culture et au savoir. Ils y voyaient simplement une forme d’intégration sociale et une lutte contre l’indigence : en un mot comme en mille il fallait former de bons ouvriers qui sachent lire, écrire et compter. Ce n’est pas mauvais esprit de ma part, je m’appuie pour le dire sur la biographie d’Henry Murger qu’Alfred Delvau écrivit après la mort de ce dernier :




Ces écoles au nombre de 2000 en 1830, se marginaliseront en 1833 avec Guizot qui désirait promouvoir un enseignement dirigé et centralisé par l’Etat. C’est la création des écoles normales et une nouvelle histoire de l’école s’ouvre alors. Ce qu’il faut toutefois en retenir avant tout c’est qu’en 2022, les projets éducatifs, tous prétendus plus innovants les uns que les autres, ne font en somme, que servir des versions plus ou moins réactualisées de l’école mutuelle dont l’ambition, hier comme aujourd’hui, se limite à former de bons ouvriers, dociles et corvéables.