Sur Facebook existe une application répondant au doux nom de salon ! Salon, symbole de la sociabilité, est devenu aujourd’hui, une application sur un réseau social : tout est dit ! Notre sociabilité se cantonne à notre solitude face à un écran, on discute avec d’autres solitaires. Discuter est peut-être un terme trop fort pour désigner ces semblants d’échanges dans lesquelles les émotions sont remplacées par des emojis, les échanges par des gifs, les disputes par des insultes.
L’Art de la Conversation appartient à un genre littéraire oral qui marqua les XVIIe et XVIIIe siècles : Marc Fumaroli, dans l’introduction de l’Anthologie de l’art de la conversation, édition critique de Jacqueline Hellegouarc’h, écrit : »On sera surpris du soin avec lequel, de génération en génération, des maîtres français ont réfléchi sur un art d’être heureux ensemble qui en résume et réunit beaucoup d’autres […]. La conversation française a exercé sur le reste de l’Europe une contagion, puissante, autonome, et qui ne coïncidait pas avec l’aire d’influence, ni même souvent avec les intérêts de l’Etat français. » Des œuvres, peu connues aujourd’hui, tels des traités sur la conversation, apprennent, conseillent, perfectionnent l’art de parler qui dépend de ce que doit être une « belle conversation ». Ainsi Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) du Père Dominique Bouhours est un ouvrage dans lequel les conseils sur l’art de la conversation sont mis en pratique pour servir d’exemples : « C’est là (à Dunkerque) qu’Ariste et Eugène eurent quelques temps de ces conversations libres et familières, qu’ont les honnêtes gens, quand ils sont amis, et qui ne laissent pas d’être spirituelles, et même savantes, quoiqu’on ne songe pas à y avoir de l’esprit, et que l’étude n’y ait point de part. »
Cet art de la conversation s’était développé dans les salons dont le premier et le plus célèbre fut celui de Madame de Rambouillet, c’était le cercle auquel il fallait appartenir lorsque l’on était un mondain. Cette femme brillante recevait dans sa « chambre bleue », assistée de ses deux filles. Son salon fut à partir de 1610, le salon dans lequel se retrouvaient tous les intellectuels et les nobles du XVIIe siècle : Condé mais aussi La Rochefoucauld, Voiture, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, Melle de Scudéry, Vaugelas et tant d’autres … Mme de Rambouillet fut à l’origine de ce que l’on appellera la Préciosité : cet idéal de raffinement, qui fut ridiculisé par Molière, a laissé un préjugé négatif sur ce mouvement essentiel dans le développement de la littérature au XVIIe et dans les prémices du féminisme. Etre précieux, c’est savoir parler d’amour, connaître la subtilité des sentiments, apprécier la beauté, l’esprit, pratiquer un langage choisi, partager les impressions ressenties.
La Belle Matineuse Vincent Voiture (1597-1648)
Des portes du matin l'amante de Céphale Ses roses épandait dans le milieu des airs, Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts Ces traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale.
Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale, Apparut, et brilla de tant d’attraits divers Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’univers Et remplissait de feux la rive orientale.
Le soleil se hâtant pour la gloire des cieux Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore.
L’onde, la terre et l’air s’allumaient à l'entour, Mais auprès de Philis on le prit pour l’aurore, Et l’on crut que Philis était l’astre du jour.
La mode des salons était lancée. Toutes ces Précieuses, inspirées par ou venues de l’Hôtel de Rambouillet ouvrirent donc leur salon : Melle de Scudéry à partir de 1650 réunit les grands bourgeois et les intellectuels, Ninon de Lenclos, la célèbre courtisane lettrée, réunit les libertins comme Cyrano de Bergerac, Saint-Amand, Théophile de Viau, Saint-Evremond …, chez Mme Scarron, la future Mme de Maintenon, se réunit avant tout la bourgeoisie, en 1661-62, Mme de La Fayette ouvrira, avec succès, son salon littéraire et cette tradition des salons se continuera les siècles suivants.
Le Paresseux Saint Amand (1594-1661)
Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.
Là, sans me soucier des guerres d’Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté,
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.
Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s’en enfler ma bedaine,
Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t’écrire ces vers.
Un petit extrait des Conservations sur divers sujets de Mlle de Scudéry nous fera rêver sur ce que l’on attendait de la conversation à cette époque :

D E L A CONVERSATION .
Comme la conversation est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu : il me paraît que la Compagnie ne peut s’entretenir plus agréablement, ni plus utilement, dit Cilenie, que d’examiner ce que c’est qu’on appelle Conversation. Car lorsque les Hommes ne parlent précisément que pour la nécessité de leurs affaires, cela ne peut pas s’appeler ainsi. En effet, dit Amil, car un Plaideur qui parle de son procès à ses juges, un marchand qui négocie avec un autre, un Général d’armée qui donne des ordres, un Roy qui parle dans son conseil; tout cela n’est pas ce qu’on doit appeler Conversation. Tous ces gens-là peuvent bien parler de leurs intérêts et de leurs affaires; et n’avoir pas cet agréable talent de la conversation, qui est le plus doux charme de la vie, et qui est peut-être plus rare qu’on ne croit. Pour moy je n’en doute point du tout, reprit Cilenie, mais il me semble qu’avant que de bien définir en quoi consiste principalement le charme et la beauté de la Conversation, il faudrait que toutes les personnes, qui composent la Compagnie, se souviennent des Conversations ennuyeuses qui les ont importunées. Vous avez raison, dit Cerinte. Car en remarquant tout ce qui ennuie, on pourra mieux connaître ce qui divertit, et pour en montrer l’exemple, ajouta-t-elle, je fis hier une visite de famille, dont je fus si accablée, que j’en pensais mourir d’ennui. […] Pour moi, dit, Celenie, je suis bien embarrassée de vous entendre tous parler comme vous le faites. Car enfin s’il n’est pas bien de parler toujours de science comme Damophile, s’il est ennuyeux de s’entretenir de tous les petits soins d’une famille; s’il n’est pas à propos de parler souvent d’habillements; s’il est peu judicieux de ne s’entretenir que d’intrigues et de galanterie; s’il est peu divertissant de ne parler que de généalogies; s’il est trop bas de s’entretenir de terres vendues ou échangées; s’il est même défendu de parler trop de ses propres affaires; si la trop grande gravité n’est pas divertissante en conversation; s’il y a de la folie à rire trop souvent, et à rire sans sujet; si les récits de choses funestes et extraordinaires ne plaisent pas; si les petites nouvelles de quartiers ennuient ceux qui n’en sont point; si ces conversations de petites choses qu’on ne dit qu’à l’oreille, sont importunes, si ces gens qui ne s’entretiennent que de grandes nouvelles ont tort; et si ces chercheurs éternels de nouvelles de Cabinet n’ont pas raison, de quoi faut-il donc parler ? Et de quoi faut-il que la conversation soit formée, pour être belle et raisonnable ? Il faut que ce soit de tout ce que nous avons repris, répliqua agréablement Valérie, en souriant. Mais il faut qu’elle soit conduite avec jugement. Car enfin, quoi que tous les gens dont nous avons parlé, soient incommodes, je soutiens pourtant hardiment; qu’on ne peut parler que ce dont ils parlent; et qu’on en peut parler agréablement, quoi qu’ils n’en parlent pas ainsi. […] De sorte qu’à parler raisonnablement, on peut assurer, sans mensonge, qu’il n’est rien qu’on ne puisse dire en conversation : pourvu qu’on est de l’esprit et du jugement; et qu’on considère bien où l’on est, à qui on parle et qui l’on est soi-même. .
L’arrivée au pouvoir de Louis XIV, en 1661, marque un tournant dans cette liberté de paroles et de mœurs qui, sous la régence d’Anna d’Autriche, avaient fait fleurir les salons. Saint Evremond (1614-1703), critique et libertin, écrit, alors qu’il est, par la volonté de Louis XIV, en exil en Angleterre, à Ninon de Lenclos dont il fut un fidèle :
Le tems de la bonne Régence (extrait)
L’art de flatter en parlant librement,
L’art de railler toujours obligeamment,
En ces tems seul étoient choses connuës,
Auparavant nullement entenduës ;
Et l’on pourroit aujourd’hui sûrement
Les mettre au rang des sciences perduës.
Le sérieux n’avoit point les défauts
Des gravités qui font les importantes,
Et le plaisant rien d’outré ni de faux ;
Molière en vain eût cherché dans la Cour
Ses Ridicules affectées ;
Et ses Fâcheux n’auroient pas vû le jour,
Manque d’objets à fournir les idées…
A suivre
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