Endoctrinement ou Enthousiasme (2e partie)
Jeunesse insouciante qui ne peut s’imaginer ce que l’avenir lui réserve, qui croit béatement à l’imagerie de la guerre apprise dans son livre d’histoire, qui rêve de grandes batailles napoléoniennes, de batailles d’adolescents confinés dans leurs études, en recherche de virilité, de batailles d’enfants dans lesquelles l’on devient vite un héros admiré et acclamé par tous comme se souvient, avec amertume, Drieu La Rochelle dans la Comédie de Charleroi : « Enfant, j’avais rêvé d’être soldat, mais quel rêve c’était ! Quel rêve imbécile et vide de tout contenu ! L’homme moderne, l’homme des cités est rongé de rêves du passé. Pourtant les hommes ne rêvent que ce qu’ils désirent. Si j’avais rêvé, j’avais désiré être là. Eh oui, moi, pauvre intellectuel confiné dans les bibliothèques, j’avais rêvé de prolonger dans la vie mes mois de vacances, mes mois de sauvagerie sur les grèves bretonnes. J’avais rêvé de courir le monde, d’entraîner les hommes dans des actions, de détruire des empires et d’en construire d’autres1.» Et d’avouer, dans la nouvelle Le Déserteur2: « …la guerre n’est possible que pour les jeunes gens. C’est chez eux l’explosion suprême de l’enfance. »

Enfants, ils le sont aux yeux de leur capitaine : « La compagnie, comme dit le capitaine, « c’est une grande famille dont il est le père », écrit Jean Galtier Boissière dans La Fleur au Fusil. Et Jean Bernier, ne cache pas ce sentiment de retour à l’enfance : « Avec ses galopades de collège, la caserne leur restitua leurs âmes d’enfants3. » De même, dans son témoignage Les Suppliciés, René Naegelen, toute jeune recrue arrivée dans le cantonnement, à la fin du discours du capitaine remarque que : « Les hommes se dispersent aussitôt comme des écoliers lâchés. »
Des enfants, oui et les civils ne s’y trompaient pas comme cette mère qui dit à Philippe Barrès4 : « Vous ne savez pas comme ces petits sont émus, comme je suis émue d’être défendus par des enfants comme vous. » Et l’on s’étonne qu’elle n’ait pas un mouvement de révolte, d’apitoiement enfin un geste de refus maternel devant la mort possible d’un « enfant » !

Le désir de visiter du pays est aussi une idée que l’on retrouve dans les témoignages comme celui de Galtier-Boissière : « Insouciants du lendemain, fiers d’être acclamés de confiance par le peuple de Paris, réjouis à l’idée de voir du pays et de gagner des batailles, sans mot d’ordre, nous entonnons à pleine voix le seul chant qui convienne à ce départ triomphal : Allons, enfants de la Patrie, Le jour de gloire est arrivé !» Ce désir de voir du pays était lié évidemment à l’idée que le service militaire se terminerait plus vite : « Et nous les soldats, que pensions-nous de tout cela ? Il est sûr, cela va sans dire, qu’à cette époque nous ne voyions qu’une chose : aller faire une partie de plaisir au-delà du Rhin, ce qui devait par là abréger de plusieurs mois la durée de notre service.» dit Boursicaud.5
Cette guerre, si bien accueillie de prime abord, apparaît, également, comme une opportunité de changer de milieu scolaire ou familial, d’assouvir sa curiosité comme l’écrit Gabriel Chevallier, dans son livre La Peur : « J’y suis allé contre mes convictions, mais cependant de mon plein gré – non pour me battre, mais par curiosité : pour voir.» Et cette curiosité, effaçant les convictions et le danger, le pousse à espérer que la guerre ne sera pas terminée quand enfin il partira : « Je ne voyais dans la guerre ni une carrière ni un idéal, mais un spectacle – de même ordre qu’une course d’autos, une semaine d’aviation ou les jeux du stade. J’étais plein d’une curiosité voulue, et, pensant que la guerre serait le plus extraordinaire spectacle de l’époque, je désirais ne pas le manquer. ». Désir d’adolescent en quête d’aventures ! La guerre satisfait pleinement les désirs de bravoure des chevaliers de la Table Ronde ou des Princes Charmants, héros familiers d’un imaginaire enfantin encore vif ! Voir enfin ce que leurs maîtres et leurs manuels scolaires avaient déversé dans leur imagination d’enfants ! Ce goût de l’aventure en séduit plus d’un, Maurice Genevoix, jeune normalien, écrit dans ses souvenirs : « Cette perspective me séduit : aller en Alsace et y rester, c’est moins crâne que d’y être entré, mais c’est chic tout de même.6» Il ne rentrera pas en Alsace en héros mais son baptême du feu sera la retraite de la Meuse en septembre 1914. Et pour Léon Werth, alors âgé de 36 ans, ainsi qu’il le dit à ses parents, la guerre est : « La guerre, après tout, n’est-elle pas une aventure ?7 », idée qu’il confirme quelques pages plus loin : « …la dernière grande aventure de masses, du dernier duel avant la paix définitive aux travaux difficiles. » Pris entre leur désir de se montrer des hommes responsables et leur désir inassouvi d’aventures, ces jeunes hommes partent sans se retourner, prêts à en découdre, prêts à sauver l’honneur de la Patrie, sûrs de la victoire, sûrs de revenir dans quelques semaines, reprendre leur rôle social auprès de leur famille, de leurs amis, de leur fiancée … Dorgelès, pris dans l’excitation générale de la mobilisation, n’échappe pas à l’enthousiasme des premiers jours, il court, il se renseigne, il serre des mains amies dont il dira près de cinquante ans plus tard : « Il me semble, en ressuscitant leurs visages, que je n’ai, ce soir-là, serré la main qu’à des morts.8 », il assiste aux défilés : « Toujours romanesque je les (les infirmières) imaginais sur le champ de bataille, pansant des blessés. « Vivent les infirmières ! » ai-je braillé en agitant mon feutre gris. On étouffait du besoin d’acclamer. » Il faut dire que tout était bien mis en scène : « Le capitaine, M. Bernard de Brisoult, nous a dit ce matin : – Prenez les fleurs qu’on vous offre et ornez-en vos pièces. C’est le précieux souvenir de celles qui restent. Mais soyez calmes, car c’est ainsi que vous leur donnerez le plus de confiance quand elles vont vous voir partir. » écrit Paul Lintier9

Comment ne pas se laisser emporter par l’enthousiasme et l’émotion face aux chants patriotiques, appris à l’école et entonnés par des centaines de voix ! Léon Werth lui-même, qui se comporte en anarchiste individualiste et qui tout au long de son livre ne cesse de clamer son mépris pour la bêtise, pour le troupeau humain docile, vil, imbécile, bestial, s’y est laissé prendre : « La musique joue Sambre-et Meuse… Et voici que s’accordent, en Clavel, par un miracle inespéré, l’émotion élémentaire des musiques de régiment, l’émotion de cirque des parades militaires et l’ivresse idéaliste de sauver la liberté et la patrie confondue… ». Ces chants patriotiques sont ceux de la Révolution Française, ces chants défendaient la République, le droit à la Liberté, la lutte contre la Monarchie et la IIIe République a su les détourner pour en faire des chants de guerre sans idéal, si ce n’est celui de reprendre l’Alsace et la Lorraine ! Le refrain du Chant du départ est clair , c’est pour le droit à la citoyenneté c’est pour la République que le Français doit mourir, c’est un chant révolutionnaire et non un chant de guerre :
« La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir. »
Et le premier couplet rappelle le combat pour la Liberté, le combat contre la Monarchie :
« La victoire en chantant nous ouvre la barrière .
La Liberté guide nos pas.
Et du nord au midi, la trompette guerrière
A sonné l’heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France,
Rois ivres de sang et d’orgueil !
Le Peuple souverain s’avance ;
Tyrans descendez au cercueil. »
Il était très facile de détourner le but premier de ce chant, Guillaume II est un monarque, l’Alsace et la Lorraine doivent être libérées, les Allemands sont les ennemis de la France, il était donc facile de transformer l’idéal révolutionnaire !

Mais qu’importe tout était bon pour insuffler un élan patriotique à tous ces jeunes hommes en quête de sensations fortes, une bonne façon de combattre ces envies de révoltes, de luttes de classes, de combats pour des droits sociaux, d’Internationale. Et quoi de plus exaltant que la Révolution française, symbole de toutes les libertés, d’union nationale, de fraternité contre l’oppresseur. Dorgelès, lui-même, au souvenir des paroles du quatrième couplet de cet hymne évoquant Bara, âgé de quatorze ans et héros emblématique de la Révolution, écrit : « Je […] regrette que la guerre n’ait plus la physionomie qu’elle avait en 1792. Kléber aujourd’hui ferait triste mine et le petit Bara n’aurait même pas le droit de jouer du tambour.10 » Idée que l’on retrouve chez Jean Bernier quand il remarque que cette guerre n’a pas la même résonnance qu’au bon temps de la Révolution : « Hélas ! Ce n’était point 93 et le gouvernement ne réclamait le don que de certaines catégories de citoyens. Les femmes ne faisaient pas la charpie, les vieux pouvaient méditer sur leurs rhumatismes ( ce ne fut que plus tard qu’ils prirent à tâche d’exalter les vertus guerrières de la population), et l’on eût bien ri au nez des candidats enfants de troupe ou tambour. » Mais l’école avait su faire l’amalgame entre patriotisme et Révolution et peu ont su prendre le recul nécessaire pour voir la différence entre la guerre et la Bataille de Valmy. Valmy, chanté par Michelet : « Cette masse vivante, d’une armée toute jeune, qui brûlait d’aller en avant, tenue là sous les boulets, les recevant par milliers, sans savoir si les siens portaient, elle subissait cette armée, la plus grande épreuve peut-être. », était le symbole de la guerre juste, de la guerre du Droit, de la naissance de la République : « Et cette joyeuse armée qui d’en haut le (le roi de Prusse) regardait, c’était déjà l’armée de la République. Fondée le 20 septembre à Valmy, par la victoire, elle fut, le 21, décrétée à Paris, au sein de la Convention.11» Souvenirs tenaces de l’école ou exaltation romanesque et grandiloquente comme chez Jacques d’Arnoux qui mêlant Révolution, guerres napoléoniennes et guerre de 70, s’identifie aux soldats peints par Detaille : « Soldats de l’an II, phalanges d’Arcole et de Marengo, grognards de Friedland, de Wagram, de la Moskowa, escadrons de Gravelotte et de Reischoffen, je vous vois, j’entends claquer vos aigles au milieu des clameurs… 12» Et au repos, en campement, des officiers, continuant l’endoctrinement, font lecture du Bulletin des armées de la République qui en ce début de guerre, 20 août 1914, « évoque les volontaires de 1789, les drapeaux, « la Liberté ou la Mort »,Valmy, la victoire des patriotes sur les kaiserlicks ! » témoigne Galtier Boissière13, qui, la veille frémissait comme un adolescent émotif, au seul nom de France : « Ce « France » m’a remué. J’ai pensé brusquement à une image de livre de prix, où un roi, dont j’ai oublié le nom, crie devant un pont-levis : « Ouvrez ! C’est la fortune de France ! » Valmy parle à tous ces soldats et l’on retrouve chez Henri Despeyrière, fils d’agriculteur du Lot et Garonne, cette même émotion : « Valmy ! Valmy, quel nom évocateur ! Nous venons de saluer en passant le monument Kellermann. Puisse son souvenir, comme celui des héroïques volontaires de 92, exalter notre volonté et notre courage de vaincre.14 » Apparemment, il se souvenait bien de sa leçon d’histoire ! Et ce rapprochement avec la Révolution est dans tous les esprits : une civile écrit dans son Journal : « Les journaux de la C.G.T. font des articles pour que tous marchent en avant ensemble, comme en 9315 » Léon Werth, quant à lui, s’interroge sur l’homme et son rapport à l’histoire en se référant à la Révolution Française : « Les volontaires de 89 percevaient-ils 89 ? Avaient-ils une autre pensée que celle d’être soldat »

Évidemment ces rappels constants à la Révolution soulèvent les cœurs et raniment le courage, et tous se laissent emporter par ces chants de liberté pour ne pas flancher : « En revenant nous chantions. […]. Mais que voulez-vous, la décision du soldat est vite prise : puisqu’il faut y aller, allons-y de bon cœur ! » écrit Henri Despeyrière. Chez Barthas, qui se retrouve à Valmy, en 1916, se lit une déception d’adolescent devant la réalité de cette belle image d’Épinal : « Nous traversâmes le village historique. A la sortie je cherchai des yeux le fameux moulin légendaire, mais on me dit qu’il y avait belle lurette qu’il ne moulait plus de farine. Il n’en restait pas une pierre, mais un poteau en indique l’emplacement aux passants. Du regard, je parcourus ce champ de bataille où s’était joué le sort de la France, de la Révolution et peut-être de l’Europe et je fus étonné. D’après les récits, les images, les tableaux, j’avais supposé que Valmy était à l’entrée d’un défilé et que l’invasion avait été arrêtée là comme un torrent déferlant de sa montagne et refoulé juste au moment où il va déboucher et s’étendre dans la plaine, mais le paysage était banal, une plaine avec ça et là quelques ondulations de terrain. » Et sur le Monument aux morts de Toulouse, on peut lire ces paroles gravées pour le souvenir éternel : « … Ils se montrèrent les héritiers valeureux et magnifiques des vainqueurs de Valmy et de Jemappes… »
Il est tout de même frappant de voir à quel point la Révolution française est présente dans l’imaginaire collectif : école, commémoration du centenaire par l’exposition universelle de 1889 qui draina 35 millions de visiteurs, familles dont au moins un ancêtre a connu la Révolution. La IIIe République, régulièrement, rappelait les bienfaits de la Révolution afin de faire naître dans les esprits l’amour de la patrie et cela dès l’école. Le but fut atteint puisque les soldats de 14-18 se réfèraient aux Volontaires de 1792 pour sauver la Patrie, et trouvaient dans cette image l’enthousiasme nécessaire pour donner l’impression de partir dans la joie.

1/ Drieu La Rochelle : La Comédie de Charleroi Éditions Gallimard 1934. Réédition Le Livre de Poche 1970
2/ Drieu la Rochelle Ibidem
3/ Jean Bernier La Percée Première édition, Albin Michel, 1920 Agone, 2000 pour la présente édition
4/ La guerre à vingt ans Philippe Barrès Librairie Plon, 1924.
5/ Aimé Boursicaud Larmes de guerre – Ecrit de 14-18 Grandvaux 18 Février 2011 Sciences humaines & sociales
6/ Sous Verdun Flammarion 1950 collection Le Point 2007
7/ Clavel soldat Léon Werth Première édition : Albin Michel, 1919. Éditions Viviane Hamy, 1990.
8/ Au beau temps de la Butte Albin Michel, 1963
9/ Ma Piece SOUVENIRS D’UN CANONNIER Paul Lintier PLON-NOURRIT ET C., Paris (1916)
10/ Au beau temps de la Butte Albin Michel, 1963
11/ Histoire de la Révolution Française (Paris : Chamerot, 1847–1853)
12/ Paroles d’un revenant, préfacé par Henry Bordeaux, Librairie Plon, 1923
13/ La Fleur au fusil Galtier-Boissière Editions Baudinière 1928
14/ C’est si triste de mourir à 20 ans lettres du soldat Henri Despeyrière 1914-1915. Editions Privat 2007.
15/ Journal d’une civile H.M.R. Publié par Altiar Emile-Paul Frères, éditeurs 1917.
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